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Yvon Achard

LEXIQUE

Planète 19 Décembre 1970, par Collectif


Précisions et propos du langage de Krishnamurti et de certains termes de son vocabulaire

SI Krishnamurti a déjà passé quarante-cinq ans à instruire ses auditeurs, cette instruction a porté seulement sur la découverte et la compréhension de leurs illusions, mais il n’a jamais parlé de la vérité, si ce n’est pour dire ce qu’elle n’est pas. La fonction du langage krishnamurtien est donc de montrer ce qui n’est pas, car la révélation de ce qui n’est pas libère ce qui est. Krishnamurti n’a jamais tenté de structurer le « ce qui est » dans les mots, car ceux-ci ne peuvent le faire, ils trahissent, ils déforment. « La vérité est indescriptible, disait-il en 1932. Si quelqu’un vous la décrit, ce n’est pas la vérité. Si quelqu’un vous explique cette extase, ce parfum, méfiez-vous de cette personne car elle ment. »

La fonction du langage krishnamurtien est donc de dépouiller l’homme, et c’est grâce à ce dépouillement qu’il parviendra, au plus profond de lui-même, à la vie pure et spontanée qui était, jusque-là, retenue prisonnière. Cette vie pure et spontanée est innommable, c’est-à-dire qu’elle ne peut être enfermée dans les mots, qui structurent et fossilisent. Si les « mots-fenêtres » peuvent donner de ce « ciel-vie » une impression juste et large, par l’accumulation et la synthèse des clichés séparés, ils ne peuvent en aucune façon rendre la totalité du ciel : ils conduisent à la totalité du ciel, mais s’arrêtent à la porte, ils élargissent la vision, mais lorsqu’ils ont apporté leur expansion, ils sont impuissants, et, seul le silence intérieur peut engendrer la mutation. C’est ainsi que Krishnamurti a restitué à la fois la grandeur et l’impuissance du langage : grandeur, car c’est par sa compréhension juste et totale que l’homme découvre ses illusions, en découvrant les mots, et parvient au silence intérieur ; impuissance, car le langage ne peut amener que l’expansion, non la mutation.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le fond de l’enseignement de Krishnamurti n’a jamais changé. Par contre, au cours des quarante-cinq années passées à enseigner, il a transformé son expression verbale au contact des foules, en fonction de la compréhension ou de l’incompréhension du public, et en fonction de sa propre progression dans la maîtrise du langage. Il semblerait que lorsque Krishnamurti parle, toute sa conférence conduit à la découverte de certains mots. Utilisés en début de conférence, ils sont anodins, puisque compris dans leur sens habituel et superficiel. Mais, au bout d’une demi-heure, lorsque les auditeurs sont plus attentifs, l’esprit mieux concentré, Krishnamurti reprend ces mêmes mots et leur fait subir un lavage, afin de mettre à jour leur sens caché. Exposant le mauvais sens des mots, il extrait leur bon sens. De même, l’auditeur attentif se libère, dans la prise de conscience de son « mauvais sens » et peut retrouver son « bon sens ». C’est la raison pour laquelle Krishnamurti n’emploie que des mots simples et, apparemment, connus.

Le langage manipulé et travaillé par Krishnamurti devient donc source de résurrection puisqu’il redonne vie aux mots. Le langage retrouve ainsi sa véritable importance, qui n’est pas de figer les choses et les arrêter à une étape, mais, bien au contraire, grâce à lui, d’être constamment dans l’étape présente, qui n’est que le tremplin de l’éternelle étape future. Passé, présent et futur ne sont alors plus distincts et souvent contradictoires, mais deviennent une seule et même coulée, qui est la vie. L’homme qui a figé les mots et, de ce fait, sa vie, n’est jamais un créateur, car il n’évolue pas. Il est fossilisé, cristallisé et ne peut que pro-créer, imiter. Le créateur est libre, le pro-créateur esclave des agents extérieurs, le créateur agit, le procréateur ne peut que réagir.

D’une manière générale, tout l’enseignement de Krishnamurti est une redécouverte des mots, avec tout ce que cela entraîne. Voici quelques exemples, tout d’abord choisis parmi des mots anglais très difficiles à traduire, de par leur origine et le sens que leur donne Krishnamurti.

The Mind: « Il englobe dans ce mot, à la fois la pensée, l’émotion, la volonté et, depuis quelques années, il semble en exclure la perception pure. Il lui arrive de préciser ce terme en lui adjoignant le mot « heart »:

The mind-heart: il veut, par là, indiquer qu’il parle aussi des émotions.

To learn et learning: Krishnamurti fait une différence entre « apprendre, processus accumulatif lié à la mémoire, donc au temps, et une autre capacité, qu’il appelle « learning », qui n’est pas un processus accumulatif et ne dépend pas du temps.

Right thinking et right thought: comme précédemment, lorsqu’il emploie l’un des deux termes, il le précise en évoquant aussi son contraire. Le « right thinking serait le penser juste, pénétrant, lucide et direct. Le « right thought » serait le processus de pensée habituel, qui utilise la mémoire, le jugement, la comparaison, le moi…

Awareness: certains traducteurs ont traduit ce mot par lucidité. D’autres ont utilisé la périphrase « prendre conscience de ».

Uniqueness: c’est l’état de l’individu qui a cessé de s’identifier à des éléments extérieurs. Il a alors retrouvé, à la fois ce qui fait son individualité propre et son caractère humain total.

Background: ce sont les éléments du passé, qui conditionnent l’état de conscience, les identifications… Le moi ainsi formé est un filtre à travers lequel la conscience voit le réel déformé.

To break through: c’est briser la coque psychique dans laquelle la conscience s’était enfermée pour découvrir le réel.

Self-knowing: c’est un mouvement vivant, une auto-perception, une prise de conscience de ce que l’on est dans l’instant.

Voici d’autres termes de vocabulaire auxquels Krishnamurti fait subir tout d’abord un véritable lavage puis les rénove, leur donnant un sens inhabituel:

Action: l’action telle qu’il l’entend est la perception directe, ne passant pas par l’idéation, l’aspiration, la comparaison, le jugement, la mémoire. « Si brusquement vous vous trouvez face à un tigre, votre action est directe » dit-il.

Discipline: « ce mot, dit-il, n’a rien à voir avec l’imitation, le conformisme, la contrainte, la suppression, l’adaptation, la peur. Le sens de ce mot est en fait « apprendre. Or vous êtes incapables d’apprendre si vous êtes disciplinés par avance, mais le fait d’apprendre à connaître est discipline. Il marque une différence capitale entre « se discipliner et « être discipliné ».

Beauté: il fait une différence entre la vision de la beauté et l’état de beauté, précisant que l’état de beauté, c’est « l’action totale qui agit quand il y a inaction totale ».

Amour: il précise que l’amour qui est lié au temps et aux circonstances n’est pas l’amour véritable. L’amour véritable est l’état d’unité dans lequel il n’y a plus de hiatus entre l’observateur et la chose observée.

Pensée négative et pensée positive: Krishnamurti précisa que « the negative thought était la pensée juste, car c’est celle qui détruit, remettant en question le processus figé de la « pensée positive » qui accumule et, bientôt, étouffe l’homme. La « pensée négative », qui remet sans cesse en question dans l’état de lucidité a son achèvement dans le silence intérieur. Elle seule, dit Krishnamurti peut conduire à la vérité, qui n’est pas une chose pensée, mais un état vécu.

Esprit religieux: l’esprit religieux, précise-t-il, n’a rien à voir avec le conformisme, les dogmes, les rites et les organisations spirituelles ou religieuses. C’est l’esprit qui est en perpétuel état de résurrection, c’est-à-dire qui meurt sans cesse à son passé. Figé dans son passé, incapable donc de vivre à chaque seconde cette résurrection, l’homme la projette constamment dans un avenir hypothétique, détériorant et congelant ce mot. Krishnamurti rend à tous ces mots leurs dimensions humaines, c’est-à-dire réelles, en déterminant et en exposant l’illusion placée sur eux, et en extrayant le parfum de leur essence véritable.

Yvon ACHARD.

Source: « A l’écoute de Krishnamurti en 1966 ».
Note. Yvon Achard introduisit l’enseignement de Krishnamurti à l’Université en écrivant, en 1967, une étude intitulée « Krishnamurti le miroir des hommes ». En 1969, il écrivit une thèse pour le Doctorat de Lettres intitulée « Le Langage de Krishnamurti », qui fut reçue par l’université de Grenoble.


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