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1. Clair De Terre

PRÉLUDE

Textes extrait de Transmission N° 3 (1994) : Lucidité


Prelude


BRAQUANT leurs projecteurs sur la conquête spatiale, la colonisation des étoiles par l'homo technologicus, les média ont occulté la dimension la plus révolutionnaire de cette exploration: le fait que des humains aient vécu, en se libérant de l’attraction terrestre, une profonde expérience transformatrice.

C’est en techniciens que nous sommes partis pour la Lune et c’est en humanistes que nous en sommes revenus” confie ainsi Edgar Mitchell. Et il n’est pas le seul. Nombreux sont les cosmonautes qui témoignent d’un même regard ré-unifié [1]:

Les premiers jours, nous montrions nos propres pays. Au troisième et au quatrième jour, notre continent. Dès le cinquième jour, nous ne fîmes plus attention qu’à la seule Terre.” (Salman al-Saoud, saoudien)

Je voyais la Terre depuis l’espace, si belle depuis qu’avaient disparu les cicatrices des frontières nationales.” (Mohammed Ahmed Faris, syrien)

Comme je regardais en dessous de moi, je vis un grand fleuve qui serpentait lentement sur des kilomètres et qui passait d’un pays à l’autre sans obstacle. Je vis aussi d’immenses forêts chevaucher plusieurs frontières à la fois et j’observai un même océan baigner les rivages de plusieurs continents. Ces deux mots me vinrent aussitôt à l’esprit: communauté et interdépendance. Car il n’y a qu’un seul monde.”(John-David Bartoe, américain)

Le contrôle au sol me demanda, au cours de la mission, ce que je pouvais voir. “Ce que je vois” répondis-je, “la moitié d’un monde sur ma gauche et l’autre moitié sur ma droite. Je vois tout. La Terre est si petite.” (Vitaly Sebastianov, soviétique)

“Ceux du sol” sont encore loin de partager une telle évidence. L’immense majorité des terriens sont, en effet, plongés dans un état de fragmentation, tant au niveau extérieur qu’intérieur. Chacun est enfermé, isolé dans “son” monde, “ses” frontières, sans pouvoir faire de liens, comprendre le jeu subtil des interactions qui forment un unique réseau de vie.

On entend beaucoup aujourd’hui parler de crise. De quoi s’agit-il vraiment? Faute de vue globale, les individus divisés se débattent avec toute une série de problèmes (chômage, insécurité, stress...), autant de pièces détachées d’un puzzle qui ne dégage aucune signification, aucun motif d’ensemble. Pourtant, remarque justement Hazel Henderson: “Que nous les appelions “crise de l’énergie”, “crise de l’environnement”, “crise urbaine” ou “crise démographique”, il nous faut reconnaître la mesure dans laquelle elles trouvent toutes leur source dans la crise plus large qui est celle de notre perception étriquée et insuffisante du réel.

Le réel n’est pas là pour nous limiter, nous restreindre, nous mutiler. Il est là pour nous ouvrir les yeux, nous inviter à “voir” vraiment, intensément, totalement.

Aujourd’hui, 80% de la population mondiale vit en dessous du seuil de pauvreté.

S’il y a bien une tragédie sur Terre, ce n’est pas faute de moyens ou de solutions pour y remédier, mais justement à cause d’une incapacité à les voir, les embrasser et donc les mettre en œuvre. La misère est d’autant plus inhumaine que l’humanité a déjà en elle-même les moyens de résorber bon nombre de fléaux qui la ravagent: famine, surpopulation, violence, guerres civiles... Ce n’est qu’une question de priorité, d’intelligence et d’authenticité des choix. Une question de lucidité.

Pour le prix de 9 sous-marins Trident, on procure eau et installations sanitaires à la moitié de la population mondiale.[2]

Serait-ce un sacrifice trop grand?

A l’heure actuelle, nous avons 50 000 missiles nucléaires d’une capacité de 20 milliards de tonnes de TNT. Il faudrait un convoi ferroviaire rempli de dynamite long de 4 millions de milles pour égaler la même puissance explosive, soit aller à la Lune et revenir 8 fois.[3]

Jusqu’où faudra-t-il aller pour percevoir l’absurdité d’une telle situation?

L’Organisation mondiale pour la santé dit que nous pourrions faire disparaître la famine dans le monde avec 6 milliards de dollars, ce qui équivaut à une semaine du budget de la Défense nationale des États-Unis, ou deux jours des dépenses mondiales de la planète en armement. Mais nous laissons 20 millions de gens mourir sur la planète au lieu de transférer deux jours d’argent dépensé pour l’armement mondial.

Problème politique? Voyons donc. Problème de valeurs plutôt. Problème spirituel. Problème relevant d’une sorte de psychopathologie collective. La famine et les armes nucléaires ne sont que le reflet de l’état de nos esprits. De la façon dont nous négocions avec la rancœur, la peur, la colère. De la façon dont nous avons perdu le sentiment de nous inscrire dans un plan d’ensemble plus large que nous. La folie du monde reflète simplement la folie de notre propre psyché. Et on peut dire littéralement que toutes ces menaces sortent de notre propre tête.

Qui est là pour entendre?

Qui est là pour prendre conscience?

Certainement pas cette entité abstraite qu’est pour l’heure encore l’humanité”. Car, l’explique Edgar Morin, cette communauté de conscience n’existe toujours pas: “Nous avons conscience de l’ego (moi-je), de la famille, du groupe, de la nation en tant que volonté d’un peuple... Le sentiment d’appartenance devenant de plus en plus abstrait à mesure qu’on s’éloigne de l’ego... Mais nous n’avons pas encore pris conscience d’appartenir à l’humanité.

Krishnamurti va plus loin. Si nous n’avons pas conscience d’appartenir à l’humanité, c’est en fait que nous n’avons pas conscience d'être l’humanité:

(...) votre conscience, c’est la conscience du monde, c’est la conscience de chacun de tous les autres humains. Votre comportement peut être marginalement différent, mais au fond, en essence, votre conscience est la conscience de tous les autres êtres humains au monde. La souffrance, le plaisir, la peur, l’ambition, tout cela constitue votre conscience. Vous êtes donc le monde. Et si vous êtes affranchi totalement de la peur, vous affectez la conscience du monde. Comprenez-vous à quel point il est capital que nous autres, êtres humains, nous changions fondamentalement, parce que cela va nécessairement affecter la conscience de tous les autres humains? Hitler, Staline ont affecté la conscience du monde. (...) Si donc, en tant qu’êtres humains, vous vous transformez radicalement, si vous vous affranchissez de la peur, vous affecterez naturellement la conscience du monde.[4]

Si une lucidité planétaire émerge, elle passe donc incontournablement par l’ouverture de conscience des individus qui tourbillonnent et s’affrontent sur ce globe. Pour s’humaniser réellement, chacun doit s’extraire d’un aveuglement plus que millénaire, tissé de savoirs étriqués, de stratégies contradictoires, de peurs et d’angoisses créatrices de divisions et de distorsions...

Et pour cela, il ne saurait suffire de fantasmer sur un “Nouvel Âge Planétaire” rose bonbon, de construire une utopie de plus isolée du reste de l’Univers. Pour chacun d’entre nous, l’enjeu est plus net, plus radical. Non pas adhérer passivement à un nouvel idéal collectif, mais amorcer de l’intérieur une profonde mutation. Passer d’une perception égocentrique à une participation cosmique, Transcender jusqu’au concept de “planète” pour nous relier au Kosmos, cher à Pythagore. Expérimenter “l’immesurable”, loin de toutes nos catégories mentales...

C’est les chemins de cette “lucidité” que nous allons maintenant esquisser. Sachant que l’essentiel du parcours nous appartient en propre, nous devons aller jusqu’au bout de la nuit de notre humanisation pour que luise le premier “clair de Terre”...


Notes et références

  1. Clairs de Terre, photographies et témoignages de cosmonautes, Éditions Bordas, 1988.
  2. Véronique Platt: Le coût exorbitant des dépenses militaires, extrait de “Calypso Log” n° 113, juin 1992.
  3. Dr Roger Walsh: Pour survivre à l’an 2000, Éd. de Mortagne, 1991.
  4. Krishnamurti: La Vérité et L’événement, Éditions du Rocher, 1990.


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