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Robert Linssen

BUCHENWALD ET
LA SPIRITUALITÉ

Extrait du n° 6 de la revue Spiritualité (Mai 1945).


LE monde frissonne d'épouvante devant toute l'horreur des atrocités dont les tortionnaires nazis se sont rendus responsables. Buchenwald, Belsen et bien d'autres encore — peut-être pires, s'il est possible d'être pire — constituent autant de leçons tragiques d'où se dégagent une multitude d'enseignements très importants, mais encore obscurs. Il est cependant d'une impérieuse nécessité de les tirer au clair.

La première question que se pose tout homme est celle de savoir comment non seulement, deux ou trois individus, mais bien des centaines ont pu en ce XXe siècle, en plein coeur de l'Europe, procéder à des tortures qui dépassent en raffinement et en cruauté ce que n'auraient jamais pu rêver les tyrans les plus sanguinaires du passé. Il est évident que le titre d'homme ne peut s'appliquer aux auteurs d'actes semblables à ceux qui sont décrits dans toute la presse et que nous confirment les rescapés eux-mêmes.

Pratiquer une politique spirituelle de l'autruche à l'égard des horreurs réalisées dans les camps de concentration allemands, serait tout à fait inadmissible.

Un problème aussi douloureux soulève des questions poignantes. Une angoisse irrésistible nous étreint à l'idée que nous ne pourrions pas empêcher un jour le retour d'une telle vision de cauchemar.

La réponse au problème est double. Il importe d'examiner le traitement à infliger aux tortionnaires. Il faut ensuite étudier quels sont les éléments psychologiques, sociaux qui ont permis d'atteindre l'effarante déchéance morale dont le monde actuel est le témoin.

A l'égard des responsables de ces tortures une justice implacable doit être appliquée. Justice implacable mais parfaite. Et tout homme spirituel doit comprendre qu'il est possible de sanctionner sévèrement de tels actes, sans y mêler les remous traditionnels de haine et de vengeance.

Buchenwald constitue un avertissement pour le monde. Buchenwald nous montre qu'en dépit de sa science, l'humanité est au seuil d'un abîme, et que si l'évolution morale de l'homme ne subit pas une ré-orientation complètement différente, la faillite sera certaine. Si les horreurs de Buchenwald ne sont pour le monde qu'un prétexte à faire déferler dans les coeurs plus de haine ajoutée à celle que les tortionnaires ont déjà assouvie, cette expérience n'aura servi à rien. A vrai dire, une somme de souffrance aussi monstrueuse mériterait mieux.

Pour l'homme spirituel, la « froide » condamnation à mort des bourreaux ne fait pas l'ombre d'un doute. Encore faut-il préciser que si elle était immédiate, elle changerait fort peu de chose aux causes profondes des maux qui pèsent sur la conscience des accusés. Il faudrait précisément parvenir — si la chose est possible — à rappeler à ces derniers qu'ils ont une conscience. Avant l'exécution de la sentence de mort, inexorable celle-ci, une ultime tentative de ré-éducation devrait être tentée, si l'on ne désire pas, que les énergies psychiques présidant à de telles dégradations morales, ne continuent ultérieurement leur travail destructeur.

Quant aux éléments psychologiques responsables de telles aberrations, ils sont multiples. Il faut y voir l'aboutissement d'une déviation du sens moral dont les débuts sont imperceptibles. Il serait étrangement simpliste de supposer qu'un simple changement de régime politique ou social puisse amener un changement durable dans les causes premières de tels maux.

L'origine première de cette déviation du sens moral se trouve dans le coeur de l'homme. Elle est un résultat de cette oblitération du jugement individuel à laquelle procèdent inévitablement tous les mouvements dits « de masse ». Le fascisme, en broyant les individus « en série », de façon rigide, suivant un modèle standard, dans une atmosphère d'intimidation, de chantage moral, aboutit à la création de ces automates invraisemblables capables d'actes extrêmes dans l'héroïsme ou la monstruosité, parce que frappés à la base de la plus totale inintelligence et de la plus complète absence de coeur. Nous ne prétendons pas par cela nier l'existence d'un héroïsme vrai, intelligent, accompli dans la pleine possession de la conscience de soi, ou encore, par celle plus précieuse de la réalité divine qui la transcende. Les actes auxquels président les mouvements de masse sont presque toujours des actes irréfléchis. A des officiers supérieurs de l'armée allemande, versés en sciences diverses, cultivés, aimant les arts, certains d'entre nous ont posé la question de savoir ce qu'ils pensaient de la guerre. Ils nous répondirent avec le plus grand naturel du monde. « Nous n'en savons rien, le Fuehrer pense à ces choses à notre place. »

Cette obéissance aveugle d'une collectivité d'individus aux ordres d'une autorité extérieure constitue une faillite dont la gravité se trouve sanctionnée par l'acuité des souffrances qu'ont endurées les millions de victimes de cette guerre. L'expérience de Buchenwald nous force à dénoncer avec une véhémence exceptionnelle le danger des « mouvements de masse » tant prônés par les idéologies fascistes. La vie courante ne nous fournit-elle pas souvent d'éloquents exemples de l'amplitude de la cruauté que peuvent atteindre les foules des pays « soi-disant civilisés , lorsqu'elles se laissent envoûter par une psychologie collective obnubilant complètement le jugement, le sens de mesure, la sensibilité des individus qui composent ces foules. Les cas de lynchages d'adversaires politiques ou de criminels, les bagarres sont typiques à cet égard. Les hommes en société, accomplissent souvent avec facilité des actes qu'ils réprouveraient s'ils les confrontaient calmement à la lumière de leur conscience.

La conclusion qui s'impose à tout être spirituel est celle de l'urgente nécessité d'une réforme totale de l'éducation morale de l'homme. Le programme est double, car il concerne autant les adultes que les enfants. Il s'agit donc pour les premiers d'une véritable rééducation dont l'urgence ne fait plus aucun doute, sauf pour les incorrigibles satisfaits, les optimistes béats, qui trouvent encore que tout est bien. Cette rééducation totale doit se faire au moyen de conférences, d'écrits. Tous les moyens de propagande modernes pourraient y être employés: presse, cinéma, radio, théâtre.

Encore faut-il qu'il se trouve une élite suffisamment capable et agissante pour entreprendre la tâche colossale de cette reconstruction de l'homme. Ce n'est qu'en apprenant aux hommes à se connaître, en contribuant à en faire des êtres responsables qui pensent par eux-mêmes que l'on tiendra en échec les tentatives sournoises d'envoûtement des psychologies collectives. L'homme, comme le dit Krishnamurti, doit travailler collectivement, mais il doit penser individuellement. Ce n'est qu'en orientant l'homme vers la découverte des richesses spirituelles que la nature a déposées en lui, ce n'est qu'en aidant l'homme à prendre pleinement possession de lui-même que l'on créera l'obstacle le plus durable, le plus sérieux, à l'éclosion possible de tous les fascismes.

Toutes nos morales, nos religions, nos institutions sont basées sur l'égoïsme dont elles constituent un encouragement tacite. L'égoïsme humain est la cause fondamentale de la carence des valeurs spirituelles. Et réciproquement.

Ce n'est que lorsque l'homme est spirituellement pauvre que des mouvements de masse, quels qu'ils soient, trouvent en lui, leur victime prédestinée.

Il faut faire table rase du passé. La faillite de tous les systèmes religieux, moraux, sociaux traditionnels n'est que trop éclatante. La lézarde envahit le temple. Ne replâtrons pas les fissures béantes de la vieille cité qui s'écroule. Allons de l'avant. La sélection naturelle balayera ce qui physiquement, moralement et spirituellement, est inadéquat aux exigences de l'époque.

Il faut doter les hommes de demain d'un dynamisme, d'une richesse spirituelle, d'une virilité mentale qui leur interdira d'être des suiveurs, des imitateurs, des esclaves aveugles mettant les destinées du monde entre les mains d'aventuriers et d'exploiteurs. Une civilisation nouvelle doit s'édifier sur des bases plus saines, dépouillées de l'égoïsme traditionnel. L'essentiel de nos découvertes scientifiques nous montre qu'au delà des apparences limitées et statiques de l'univers matériel existe une réalité extraordinairement vivante dynamique. C'est en cette réalité perpétuellement mouvante, sorte d'essence lumineuse commune, que les êtres et les choses se meuvent, prennent vie et disparaissent. Il s'agit d'une présence de profondeur sur laquelle se profile le perpétuel va et vient de nos êtres séparés de surface. La perception de ce lien sous-jacent à la multiplicité des phénomènes, dont chaque être porte l'empreinte au plus intime de sa conscience ouvre la porte vers l'ère de l'altruisme le plus fécond. Elle met l'homme au seuil de cette délivrance de la « conscience de soi », libération qui constitue la raison d'être de ses luttes. Trop lointaine cette réalisation? Non, mille fois non. Elle est éminemment simple, mais seules les termes la compliquent. La vérité est toute simplicité. Mais parce que nous sommes complexes, il nous faut un effort inouï pour accéder au « paradis perdu » de notre spontanéité et de notre simplicité premières. En cette réalisation réside la plus grande richesse qui soit. Dans la mesure où les hommes de demain s'alimenteront à la source profonde qui réside en l'intimité de leur conscience, ils accéderont à l'intensité d'une vie nouvelle dont le seul prestige leur interdira à tout jamais de procéder à ce culte d'autrui, à ce reniement complet de la dignité humaine auxquels procèdent tous les fascismes, qu'ils soient de droite ou de gauche.

Il n'est pas d'être au monde qui ne pense ni aime. L'homme peut réaliser la Vérité dans la mesure où il parvient à exalter ses puissances d'aimer et de penser vers leurs plus hauts sommets. Il n'entre pas dans le cadre de ce manifeste spirituel de donner les détails qui peuvent faciliter cette ascension, et moins encore d'en démontrer le bien fondé en dépit de toutes les horreurs actuelles.

Parallèlement à cette rééducation des adultes, il faut procéder à celle des générations futures. Nous avons pour devoir de contribuer à faire de nos enfants des hommes accomplis. Mais cette tâche est bien trop immense pour pouvoir être réalisée dans sa totalité au cours d'une seule génération. Les enfants devront apprendre à se connaître, à se tenir debouts tout seuls dans la vie. Ils devront être mis en état d'appréhender en eux cette sève spirituelle précieuse qui s'alimente à la source la plus profonde de la Vie elle-même, et dont l'éclosion leur apprendra à se dépasser eux-mêmes, pour le plus grand bien de tous. L'affranchissement progressif de la « conscience de soi », tel devra être le but fondamental de l'éducation de demain. Elle devra s'attacher à la création d'individus véritables ayant atteint cette maturité d'esprit et de coeur qui leur permettra de se dépasser, à l'image de ces graines mûres qui un jour, en vertu de leur maturité même, meurent à leur propre vie de graine pour accéder à la renaissance prodigieuse d'une vie nouvelle.

L'éducation de demain doit aboutir à l'épanouissement des facultés intuitives, car seule l'intuition permet à l'homme d'accéder à cette prise de conscience qui l'affranchit des limites de l'égoïsme. Cette éducation basée sur les tendances de chaque individu, parviendra à développer en chacun le maximum de dynamisme par l'épanouissement des facultés originales et créatrices. De tels êtres posséderont en eux une richesse de coeur les garantissant de façon définitive contre les déchéances horribles dont nous sommes les témoins actuellement.

Les expériences de Buchenwald, de Belsen, de Dachau, de Lansberg, etc., ne doivent se traduire pour l'homme spirituel que par un bilan positif, Et pour qu'il soit positif, il faut qu'il soit affranchi de tout sentiment de haine.

Nous devons être justes, sévères, impitoyables même, et tout cela, nous pouvons l'être sans haine. Une immense compassion doit s'élever de nos coeurs vers la somme de souffrance monstrueuse qu'ont endurée des millions d'hommes, de femmes et d'enfants. Et parallèlement à cet élan de notre coeur, puisse surgir en nous la ferme détermination d'accomplir sur nous-mêmes d'abord, et sur les autres ensuite, les réformes dont nous sentons l'urgence. Soyons pratiques. A quoi bon ajouter de la haine, à tant de souffrance, à déjà tant de haine assouvie. Si nous sommes submergés par les courants de haine qui tentent d'envahir les collectivités, nous continuons sans le savoir, le processus diabolique amorcé par les infamies des tortionnaires eux-mêmes. Que notre premier geste soit un retour sur nous-mêmes; et demandons-nous: qu'avons-nous fait pendant ce temps? que faisons-nous? qu'allons-nous faire? Puisse l'acuité des souffrances horribles dont les révélations planent sur le monde comme une ombre immense, nous déterminer à nous arracher de notre égoïsme routinier, à nous réviser de fond en comble, à nous dépouiller de toutes les lâchetés que nous sommes capables de commettre encore.

L'acuité de la douleur qui s'empare de nous en pensant aux supplices, aux massacres que nous connaissons doit nous arracher aux sphères d'attraction pure où se complaisent trop souvent un grand nombre de mystiques. Elle doit aussi nous guérir d'un certain snobisme spirituel qui envisage trop facilement ces problèmes du « bout des doigts ». Pensons à l'attitude de Ramakrishna, ce grand sage de l'Inde, lorsqu'il nous conviait à adorer Dieu dans le visage de nos semblables, à LE servir en soulageant les misères humaines. Nul ne peut rester insensible à la douleur endurée par tant de millions d'hommes. Que tous ceux qui sentent la possibilité de faire quelque chose dans l'immense révolution qui s'impose s'enrôlent dans la croisade de la renaissance spirituelle que les événements nous commandent d'accomplir. Le rôle de l'homme spirituel est à la fois individuel et social. Individuel par la découverte et l'épanouissement progressifs des richesses dont il est le dépositaire. Social par la mise au service spontanée de son acquis spirituel au profit de ses semblables.

L'ordre social réclame de la discipline. Mais une discipline différente de celle que nous imposent les dictateurs d'aujourd'hui. La paix et l'harmonie régneront dans le monde lorsque celui-ci sera dirigé par des individus asservis à la discipline sévère qu'ils s'imposent eux-mêmes. Et comme dans les ultimes profondeurs de tous les hommes demeure une seule et même présence, de la fidélité aux suggestions de cette dernière ne peut résulter qu'une harmonie durable. Devant toute l'horreur de Buchenwald, aucun homme spirituel n'a le droit d'être désemparé. Sa mission reste toujours la même: là où se trouvent les pires ténèbres, introduire la plus éblouissante Lumière, là où se trouvent les plus grandes dénégations du Divin, matérialiser à la surface, la perfection divine des profondeurs qui doit surgir, en restant fidèle, envers et contre tous, à l'éternelle loi d'Amour.

Ram LINSSEN.


Juger un autre, c'est nier la liberté.

—Krishnamurti


Un homme qui connaît son avenir n'est pas un créateur. Mais celui qui connaît le présent est le riche adorateur d’une simple journée.

—Krishnamurti


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