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SOMMAIRE

 

La liberté de conscience,
c'est la vie elle-même


17 janvier 1932, Ojai

QUELQUES-UNS d’entre vous peuvent peut-être dire que ce dont je parle ici est une annihilation, un vide. Quand un esprit est rendu parfait par l’intelligence, quand il est libéré de l’individualité, il n’est pas un néant. Pour cet esprit, la distinction n’existe plus entre le sujet qui perçoit et les objets qui sont perçus; il n’est plus prisonnier de la dualité, des opposés.

Ainsi, en possédant cette conception de la vie, vous verrez que vous pourrez comprendre tous les problèmes de la vie, et cette compréhension est la Réalité qui n’a pas de chemins. (p. 11)

Bulletin de L'Étoile,
(Extrait)

N° 1 Janvier-Février 1932


14 Mars 1931, Callander

BEAUCOUP de personnes pensent qu’on peut réaliser la Vérité en se retirant du monde. L'homme est prisonnier de l’action, et il cherche un refuge dans la fuite de la vie, le romantisme, l’illusion, l'imagination. Etre dans l’action et cependant garder la liberté de la pensée, telle est la vraie solitude; non la solitude du dégoût, de la torpeur, mais de la joie réelle. Dans cette solitude, vous apprenez à ajuster vos conflits divers entre l'émotion et la pensée et vous pouvez soutenir l’effet constant de l’action. Quand vous aurez conquis cette solitude intérieure, viendra la cessation de la réflexion qui mène à la contemplation sans effort. De cette contemplation naît l'harmonie de la raison et de l'amour, puis vient l’intuition constante dans laquelle il n’y a ni séparation, ni unité. C’est la libération de l’esprit et du cœur. (pp. 9-10)

Bulletin de L'Étoile,
(Extrait)

N° 1 Octobre 1931


15 Mars 1931, Callander

CE n’est qu'en réalisant la Vérité qu'on est assuré de posséder le bonheur. La Vie est à la fois sa propre création et son propre créateur, la division du « vous » et du « moi » n'existe pas en elle. Vous ne pouvez pas objectiver la Vie pour y chercher ensuite votre inspiration et votre réconfort; la totalité est en toute chose, en tout individu. La réalisation de cette plénitude qui est la Vie elle-même apporte la sérénité, la libération de l’esprit et du cœur, et fait cesser les conflits. Si donc vous croyez que vous, l’individu, êtes un sujet vous dirigeant, au moyen de l’expérience, vers un objet extérieur à vous-même, vous niez cette Réalité qui se trouve en vous dans toute sa plénitude. Dans le monde entier l’homme a objectivé la Vérité et il s'imagine donc qu’il en est séparé et qu’il progresse constamment vers elle. En d’autres termes, la Vérité ne lui apparaît pas éternelle, intérieure; il la conçoit, au contraire, comme une chose extérieure à lui et vers laquelle il doit s’avancer en accumulant des qualités et des attributs.

La Vérité n’a pas de qualités. Ce qui est éternel, dénué de tout attribut, ne peut être réalisé que lorsque n'existe plus dans l’individu aucun sentiment du particulier, aucune soi-conscience. L’homme est soi-conscient, il regarde la Vie de son point de vue étroit, limité, égoïste; mais s’il se libère de cette soi-conscience il réalise la Vérité. Un homme qui désire réaliser cette Vérité doit, par l’effort, par le constant examen de lui-même, transcender cette conscience qui est la racine des qualités. Il possédera ainsi cette sérénité qui lui permettra de juger par lui-même de la vraie valeur des choses. C’est là l’illumination. L’homme qui connaît la vraie valeur des choses, des idées, s’en libère; pour arriver à connaître cette valeur, vous devez vous affranchir des entraves de la soi-disant civilisation. Possédez la liberté intérieure, et vous aimerez votre voisin.

Si vous agissez en réfléchissant constamment, votre conduite, votre action sont forcément bonnes, et de là découle la simplicité de la Vie. Cette simplicité n’est pas la vulgarité, mais la compréhension des vraies valeurs, d’où résulte la liberté. La manière d’agir, de se conduire, est déterminée par une vision juste, par l’équilibre de la raison et de l’amour. L’homme encombré, limité, tourmenté par les choses qui ne sont pas essentielles ne peut libérer son esprit et penser d’une manière impersonnelle, il ne peut donc pas s'affranchir des entraves de la tradition, de l’habitude et de l’amour qui est enfermé dans le particulier et qui est conscient du « vous » et du « moi », du « mien » et du « votre ».

Quand vous vous attacherez à découvrir la cause véritable de la souffrance, le désir naîtra en vous de vous libérer de la limitation, de réaliser la Vérité qui est sa propre cause, qui existe toujours, en toute chose.

Tout ceci ne sera qu’une théorie superficielle et intellectuelle tant que vous ne le mettrez pas en pratique. Pour moi ce n’est pas une théorie. C’est ce que j’ai réalisé, ce que je considère comme la Réalité la plus haute, le parfait équilibre de la raison, de l’amour; c’est l’illumination. (pp. 15-7)

(…)

QUESTION. — J’ai compris que vous disiez qu’une seule expérience, pleinement comprise, est suffisante pour libérer la conscience. Voulez-vous, je vous prie, expliquer plus complètement cela. N’est-il pas nécessaire de passer d’abord par une grande variété d’expériences encore imparfaitement comprises? Ou bien y a-t-il un chemin plus direct que celui-là?

KRISHNAMURTI. — Je dis qu’en pénétrant la pleine signification d’une seule expérience vous pouvez comprendre l’entière expression de la Vie. Une expérience de l’amour, d’un amour intense, si elle est bien comprise, pleinement vécue, vous donnera la réalisation de la Vérité. Dans l’amour se trouvent la volupté, la convoitise, le sentiment de la possession, l’oubli complet du « vous » et du « moi », la souffrance et la joie. Lorsque vous êtes amoureux de quelqu’un tout cela est compris dans votre amour. Pour pénétrer la pleine signification d’une telle expérience il vous faut avoir une grande concentration. Vous ne devez pas vous retirer du conflit, ce n’est qu’une évasion.

La plupart des gens ne se soucient pas de s’attacher intensément à comprendre une seule expérience, ils pensent qu’en multipliant les expériences ils arriveront à la compréhension. Prenez la mort, par exemple. Elle contient l’entière signification de la Vie; elle renferme la solitude, le désespoir, l’espérance, la crainte, le sentiment d’une perte, l’angoisse, la lutte entre la solitude et l’amour, la recherche du réconfort qui vous conduit à de nombreuses illusions. On a le désir d’être uni avec la personne qu’on aime, le désir de savoir dans quelles conditions elle se trouve. Si vous les examinez, vous verrez que toutes ces émotions émanent de la conscience de la séparation du « vous » et du « moi ». On ne peut comprendre la mort en transférant le problème sur un autre plan où il y aura encore à lutter, en disant « nous serons unis sur un autre plan ». La Vérité ne connaît ni la séparation, ni l’unité — elle est. Vous donnez des qualités à la Vérité, vous lui attribuez l’unité, parce que dans votre esprit, dans votre conscience existent le « vous » et le « moi ». Supprimez cette particularité et la mort disparaît; cette réalisation est l’immortalité. Alors il n’y a plus de solitude. Le but de toutes les expériences est, en somme, de supprimer cette conscience de la séparation, du « vous » et du « moi », avec tous ses attributs; envie, convoitise, passion, attachement aux possessions, etc. La valeur de l'expérience consiste à dissiper cette illusion de la séparation qui est la cause de la souffrance et de la mort.

L’homme qui réalise la Vérité, la Vie, connaît l’immortalité — non pas la continuation infinie de lui-même qui n’est qu’une illusion, mais l’éternité de la Vérité, de la Vie. Plus vous vous accrochez au particulier, au « moi », au « mien », et au « vôtre », plus vous créez de souffrance et de chaos. Réaliser la Vérité c’est être assuré de l’immortalité dans laquelle n’existent ni « vous » ni « moi », mais uniquement cet amour qui ne connaît pas la distinction ni le sentiment du particulier — dans lequel ne se trouvent donc ni objet ni sujet. (pp. 18-9)

Bulletin de L'Étoile,
(Extraits)

N° 1 Octobre 1931


7 Mars 1931, Londres

VOUS, l’homme, l’individu, développez vos sens, dans la société, par la lutte pour la vie, et vous commencez ainsi à acquérir la conscience de la séparation. Depuis l’enfance, on vous élève dans l’idée que vous êtes une entité séparée; c’est cette illusion qui crée la distinction entre « le tien » et « le mien » en ce qui regarde non seulement la pensée, mais aussi les émotions, les possessions, toute chose.

C’est de là que s’élève l’idée que vous deviendrez quelque chose de grand dans l’avenir, que vous étiez telle et telle chose dans le passé.

De cette conscience séparée naissent l’avidité, l’envie, la haine, le sens de la possession, la vanité, les joies, plaisirs et chagrins éphémères, une civilisation implacable , où chacun vit pour soi, sans bienveillance, sans bonté. C’est un monde de conflit, de corruption, de compétition, qui se dirige éventuellement vers la guerre.

Le sens de la séparation rend le « moi » tout-puissant et engendre la crainte. Partout où il y a de la crainte, existe le désir de chercher la consolation au lieu de la compréhension qui dissipe toute crainte. Car la consolation apaise la crainte innée de perdre son identité séparée. L’effet du réconfort n’est que provisoire, ce n’est pas l’harmonie et l’équilibre permanents. Le réconfort produit sur le moment un soulagement mais ne donne pas une compréhension continuelle; en procurant un subterfuge, il ajourne l’effort tandis que cet effort devrait s’attacher à comprendre dans le présent.

C'est la crainte qui fait chercher le réconfort au moyen de l'adoration, de la prière du culte des images, des rites et des cérémonies. C’est parce que vous avez l’illusion de la séparation que vous vous préoccupez de la mort, de ce qui arrivera dans le futur, de savoir si oui ou non vous vous réincarnerez, de ce que vous avez été dans le passé; en d’autres termes, le passé et le futur — mais jamais le désir de comprendre le présent — dominent l’homme qui est sous l’influence de la crainte. Tant que le présent n’est pas compris, le futur ne prend pas sa signification complète car le futur n’existe pas en réalité.

Tous ces problèmes — pourquoi suis-je né, qu’arrive-t-il après la mort, la survivance de l’âme, la réincarnation, comment puis-je devenir plus que ce que je suis, comment puis-je acquérir davantage de qualités afin de trouver la vérité — tous ces problèmes prennent naissance dans la conscience de la séparation.

Lorsqu’on comprend que la vérité, cette réalité vivante, existe toujours en toute chose, dans toute sa plénitude, on n’a plus l’idée de progrès, on ne cherche plus à rendre l’illusoire, le « moi » permanent. Dans tous les aspects de la vie on accentue l’importance de l’individu — non pas celle de l’individualité qui, en devenant pleinement consciente, dissipe sa propre conscience — mais celle de l’agrandissement du moi.

Si vous observez les gens, vous verrez que la plupart d’entre eux pensent qu’en ajoutant à ce qu’ils sont, en devenant plus grands, en élargissant leur conscience par une série d’expériences, en venant souvent se réincarner, ils s’approchent de plus en plus de la vérité.

Pour moi, cette conception est tout à fait fausse, car la réalité existe en toute chose, dans toute son intégrité, sa plénitude, sa richesse, et qu’elle est, par conséquent, éternelle. Ce qui est permanent, éternel, ne peut progresser. Ce que nous appelons progrès ne peut s’appliquer qu'aux faits, non à la réalité.

Ce qui devrait nous préoccuper par-dessus tout, c’est de découvrir comment nous pouvons prendre conscience de cette éternelle et vivante réalité qui nourrit et soutient toute chose et qui se trouve en nous. Vous ne trouverez jamais la réalité tant que vous vous créerez un monde extérieur et un monde intérieur et que vous chercherez à les ajuster l’un à l’autre.

Lorsqu’un homme a conscience d’être une entité séparée, il cherche constamment à l’extérieur l’aide, le soutien et le réconfort et crée ainsi du désordre au lieu d’ordre; de ce désordre naissent les superstitions, les illusions et les cérémonies.

Il s’agit donc de découvrir comment, de quelle manière, chacun peut trouver en lui cette réalité intérieure qui assure une paix qui est vie et non stagnation, cette paix qui n’engourdit ni ne détruit mais qui est au contraire la source d’une vivante et éternelle compréhension.

La vérité ne peut être pénétrée que par l’effort individuel, non au moyen d’une association quelconque. Vous ne pouvez pas la trouver au moyen d’une institution car elle demeure en vous-même et les institutions ne peuvent aider l’individu à la trouver. Peu importe ce qu’elles sont, elles tendent à être de plus en plus attachées aux formes et la réalité s’éloigne de plus en plus. Vous devez chercher la réalité en vous, l’individu; car elle est en vous-même, non pas à l’extérieur. Lorsque l’individu s’est compris, il vit dans le monde de l’harmonie parfaite et ne contribue plus au désordre du monde.

Lorsque vous, en tant qu individu, avez résolu vos propres problèmes, avez réalisé la vérité pour vous-même, vous ne contribuez plus à la cruauté, aux guerres, à la tyrannie et à la misère épouvantables du monde.

Il est important que chaque individu comprenne, non pas les choses superficielles de la vie, mais qu’il comprenne qu’en écartant constamment la conscience qui crée la séparation, il peut connaître cette réalité intérieure qui demeure en toute chose.

Pour réaliser cela, vous devez, en tant qu’individu, vous détacher entièrement de tous les systèmes de pensée et de conduite traditionnels, conventionnels et sociaux. Vous vous rendrez compte qu’il est nécessaire de ne compter ni sur l’autorité de la tradition, ni sur un système de conduite. Avant de pouvoir comprendre la vérité, il faut que vous deveniez pleinement conscient, c’est-à-dire conscient de votre propre séparation, et, par là, de toutes vos qualités et de leurs opposés. Vous devez en un mot devenir si conscient de vous-même que tous vos désirs, objets et conflits cachés soient amenés à la lumière et compris par vous. En devenant pleinement conscient, vous dissipez toute subconscience, parce que, lorsqu’on est pleinement conscient de ses actions, de ses pensées et de ses émotions, l’hypocrisie et les illusions disparaissent, les pensées et désirs secrets ne vous dominent plus; et alors, lorsque vous êtes parfaitement lucide et que votre but est très défini, vous pouvez arriver à cet état dans lequel il n’y a plus de soi-disant qualités et, par suite, plus de conflit.

Lorsque vous introduisez l’élément personnel dans votre jugement, vous pervertissez inévitablement votre compréhension. Il vous faut distinguer entre le personnel et l’individuel. Le personnel est ce qui est accidentel, et par accidentel je veux dire les circonstances de votre naissance, votre milieu, votre éducation, vos traditions et superstitions, les distinctions de classe, les distinctions nationales, et tous les préjugés qui sont développés par ces choses. Le personnel ne s’attache qu’à l’accidentel, au momentané, bien que ce moment puisse durer toute une vie. L’éducation moderne conduit à une perversion de la pensée, l’esprit national, l’esprit de classe, l’esprit traditionnel sont encouragés par la peur. Lorsque vous jugez un fait, ne le jugez pas d’un point de vue personnel, mais du point de vue de l’individu qui est le point de vue du soi.

Car les qualités — les vertus et les défauts, le bien et le mal, les joies et les souffrances — appartiennent à la conscience du « moi ». Si je suis conscient de moi-même, j’invente les vertus et les défauts, le bien et le mal, le ciel et l’enfer, pour me donner de l’équilibre dans ma lutte entre les opposés.

Tant qu’existe cette conscience de la séparation, du moi, de la personnalité, on ne peut atteindre la réalisation de la vérité, mais avant de pouvoir dépasser cette conscience, vous devez devenir pleinement, intensément soi-conscient, c’est-à-dire que vous devez avoir conscience d’être un individu et non pas un simple rouage dans cette impitoyable civilisation basée sur la concurrence.

Avant que l’on ne devienne pleinement conscient, perdant ainsi la conscience du moi séparé, il existe trois états de conscience. Dans le premier, l’individu est esclave de ses sens et de leurs appétits. Pour les satisfaire, il devient égoïste, attendant uniquement son bonheur des choses extérieures, des sensations, et ainsi il s’enfonce de plus en plus dans la souffrance. L'égoïsme guide sa conduite. Il se crée des responsabilités de plus en plus nombreuses et devient ainsi esclave de l’action. Il n’a ni temps ni goût pour la réflexion sereine, pour la méditation, pour l’examen. Car la réflexion conduit à douter, à s’interroger, ce qui mène à l'isolement et à la solitude qu’il évite soigneusement.

Au second stade, l’homme a conscience de tout ce qui lui manque, de ses erreurs, de ses illusions, de ses cruautés. Devenu ainsi conscient de sa propre nature, il essaye de se dégager et de s’affranchir de la domination de ses sens et il commence à libérer son cœur et sa pensée. Il commence graduellement à se charger de moins de responsabilités sans abandonner sa vie dans le monde. L’action, née de cette soi-conscience qui connaît la séparation, est un lien, une limitation, un fardeau, mais l’action qui est l’expression de la liberté individuelle est libératrice.

L’être qui a maintenant le désir intense de se libérer commence à se discipliner; cette discipline ne lui est pas imposée de l’extérieur, elle n’est pas le résultat de la répression, mais c’est l’homme lui-même qui, dans son désir d’être libre, de comprendre la vérité, s’impose une discipline raisonnée — et cela non par peur, non parce qu’il y est obligé par les circonstances ou par son entourage. Il désire libérer son esprit et son cœur et vivre ainsi dans l’harmonie. La discipline qu’il s’impose est plus sévère qu’aucune discipline extérieure.

Alors vient le troisième état de conscience, le moment où l’homme est complètement maître de ses sens, de son corps; cela ne veut pas dire qu’il ait des muscles très développés ou qu’il ne sente pas la douleur physique, ou qu’il ne meure pas; il est maître de son corps, parce qu’il n’est plus solidaire de ses appétits, de ses sensations, de ses agitations.

Il commence alors à s’affranchir de la crainte et des illusions qu’elle crée. Une fois que vous êtes affranchi des illusions, de la crainte, vous pénétrez dans une retraite créée par la joie, une retraite où ne vous poussent ni la lassitude, ni le désir d’échapper à ce monde de conflit, mais une secrète retraite de joie au milieu même de l’action.

Alors la concentration et l’analyse font place à une intense concentration. Cette concentration ne porte pas sur un objet, il n’y a pour elle ni objet ni sujet, mais seulement une pleine connaissance où tous les contrastes ont disparu.

Ensuite, de cette retraite intérieure sort une intime harmonie, l’équilibre de la raison et de l’amour, de la pensée dégagée des théories et des caprices personnels et de l’amour qui est comme le parfum de la fleur.

Quand cette harmonie est atteinte, il n’est plus question de passé ni d’avenir. Il n’est plus question de savoir si l’on vivra en tant qu’entité séparée. Le passé disparaît avec ses souffrances et ses échecs, ainsi que l’avenir avec ses espoirs, ses désirs et ses anticipations; et, entre l’un et l’autre, surgit l’harmonie du présent qui est la réalisation de cette perfection qui existe en toute chose. Alors vient la paix, la divine réalité du bonheur. (pp. 416-22)

Bulletin de L'Étoile,
(Extraits)

N° 9 Juin 1931


9 Mars 1931, Londres

QUESTION. — Vous parlez du désir de possession du sauvage et du désir de liberté de l’homme cultivé et vous dites qu'entre les deux extrêmes il y a tous les degrés d'évolution. Un étudiant dit en parlant de votre enseignement que la vérité est partout et qu'elle est hors du temps. Cette conception démolit nos idées d'évolution et de développement. Voulez-vous mieux expliquer ce paradoxe?

KRISHNAMURTI. — En toute chose, dans tous les hommes se trouve la totalité, la perfection de la vie. C’est cela qui est pour moi la vérité. Il ne peut y avoir là de progression, seul ce qui est imparfait peut progresser. L'acquisition de qualités, d’attributs, de vertus, ne conduit pas à la Réalité car la Réalité est toujours là, entière, en toute chose.

Par perfection j’entends liberté de la conscience, libération de l’individualité. Cette perfection qui existe en toute chose ne peut progresser: elle est absolue. L’effort pour essayer d’acquérir est futile, mais si vous pouvez comprendre que la Vérité — le Bonheur — existe en toute chose et qu’on ne peut la réaliser que par élimination, vous avez une compréhension qui est hors du temps. Cela n’est pas une négation. La plupart des gens ont peur de n'être rien. Ils appellent: être positif, faire un effort, et pour eux cet effort est une vertu. Lorsqu’il y a effort il n’y a pas vertu. La vertu ne connaît pas l’effort. Quand vous n’êtes rien vous êtes tout, non pas par votre agrandissement ni par l’exagération du « moi », de la personnalité, mais par le rejet continuel de cette conscience qui crée le pouvoir, la convoitise, l’envie, l’amour de soi, la vanité, la crainte et la passion. En ayant toujours l’entière possession de vous-même vous devenez pleinement conscient et alors vous libérez l’esprit et le cœur et connaissez l’harmonie qui est la perfection. (pp. 448-9)

(…)

QUESTION. — Vous dites qu'il est faux de croire que la révolution nous donne la véritable réalisation de la Vérité. Mais vous-même n'êtes-vous pas parvenu à la réalisation de la Vérité par un développement graduel, une expérience, une compréhension de plus en plus vastes, et n'est-ce pas cela l'évolution?

KRISHNAMURTI. — Vous croyez pouvoir réaliser la vérité au moyen d'expériences accumulées. Une expérience qui éveille en nous un grand amour ou un grand désir de comprendre, qui bouleverse la conscience de notre individualité jusque dans ses fondations est une véritable expérience. Une telle expérience contient toute la signification de la vie. Une expérience donnée par l'amour ou la mort contient la totalité de la vie, mais pour en saisir la pleine signification il est nécessaire de se concentrer profondément.

Prenez l’amour, on y trouve le désir de la possession, l'envie, la jalousie, le tourment de la solitude et aussi la joie de l’union; la concentration, l’observation constante, la réflexion vous permettent de réaliser pleinement la signification de cette expérience particulière, et par ce moyen, de comprendre toute expérience.

Ou bien, considérez la mort; en face de la mort, on éprouve de la douleur, un terrible sentiment de solitude, le désir d’être uni à ceux qu’on a perdus, et un besoin de sympathie et d’amour. C’est une des expériences les plus fréquentes du monde, tout le monde doit la traverser. Au lieu d’en apprendre la signification, la leçon complète, vous cherchez la consolation, vous cherchez des guides sur le plan astral, vous désirez y être réuni aux êtres aimés; vous vivez dans l’espoir de leur prochaine naissance. Tout cela ne fait que reculer l’effort nécessaire pour libérer la soi-conscience. On ne résout pas le problème de la solitude et de l’amour en le plaçant dans des domaines de plus en plus lointains, mais seulement par la concentration et la réflexion constantes.

C’est ainsi qu’une seule expérience peut nous découvrir ce que signifie la plénitude de la perfection.

Ce n’est pas là un simple raisonnement intellectuel; je parle d’après mon expérience personnelle. Quand la mort vous plonge dans la solitude et la douleur, une consolation passagère ne peut vous satisfaire, qu'elle se rapporte au passé ou au futur; ce que vous voulez, c’est trouver immédiatement une solution à votre solitude et vaincre ainsi la douleur.

Pour vaincre la douleur il faut être parvenu à cette plénitude intérieure de l’être en devenant attentif à chaque minute, non d’une manière sentimentale ni en repoussant à l'arrière-plan tout ce qui vous effraie. Cette perfection complète qui est en toute chose, deviendra alors réelle, et en elle seule, non dans les plaisirs passagers se trouve le bonheur. (pp. 448-51)

Bulletin de L'Étoile,
(Extraits)

N° 10 Juillet 1931


31 janvier 1932, Ojai

LE passé est la mémoire, c’est-à-dire la compréhension incomplète de l’expérience d’hier. Les pensées, les émotions d’hier, si vous ne les avez pas pleinement comprises, créent la mémoire de l’insuffisance. Aujourd’hui subsiste alors la mémoire d’hier. L'insuffisance d’aujourd’hui — le manque de compréhension — crée le lendemain, de sorte qu’il existe une continuité de mémoire, qui est le temps. Quand l’action est complète aujourd’hui, il n’y a pas de demain. Hier domine, si la compréhension de l’expérience d’hier n’est pas complète. Un désir non compris dans le présent crée le temps. Demain n’est que l’insuffisance d’aujourd’hui qui fait qu’on éprouve le désir d’une continuité. Examinez une expérience, et vous comprendrez ce que je veux dire. Si vous aimez quelqu’un, il y a dans cet amour le désir de posséder; mais dans cet amour il y a aussi un sentiment intense qui n’est d’aucune personnalité, cette claire affection qui ne connaît aucune distinction. Dans votre esprit vous entourez cet amour d’attractions, de conflits, de désirs, de jouissances. Si vous pouvez libérer votre esprit des distinctions, vous parvenez à connaître l’amour, qui est la véritable essence de la réalité, qui ne connaît ni unité ni séparation, qui est sa propre éternité.

Considérez l’expérience de la mort. L’affliction de la mort n’est qu’un conflit entre la solitude et l’amour. Quelqu’un que vous aimez est mort, vous vous sentez seul, donc vous êtes affligé. La compréhension complète de cette expérience consiste à connaître l’amour qui n’a pas de distinctions. Quand vous éprouvez cet amour qui ne connaît pas l’ « autre » en tant que votre femme, votre enfant, votre mère, votre frère, votre ami, alors il n’y a pas de mort. Si vous ne comprenez pas pleinement l’expérience de la mort, vous vous accrochez à une continuité, vous aspirez passionnément à être uni à la personne que vous avez perdue. De là surgit l'idée d’une vie après la mort, l’idée de réincarnation, l’intense désir d’une continuité de la conscience de soi. La mémoire d’hier n’existe que tant que la compréhension de l’action est incomplète. Pour avoir la pleine compréhension d’une expérience, on ne doit pas baser sa pensée sur une croyance, ni sur un stimulant, mais on doit vivre intensément dans le présent. On est ainsi libre de l’idée du temps.

Donc la conscience de soi est mémoire, continuité. La mémoire ne confère pas la compréhension; la compréhension n’est pas engendrée par la répétition. Ce qui vous donne la compréhension, c’est le fait de libérer votre esprit de l’illusion de l’individualité, et de vivre intensément dans le présent, ce qui veut dire comprendre pleinement chaque expérience. Je voudrais que vous réalisiez la joie de la vie, la plénitude de la vie, et que vous ne soyez pas les esclaves des variations de la douleur, des angoisses, des peines, des désirs inassouvis. (pp. 71-2)

Bulletin de L'Étoile,
(Extrait)

N° 3 Mai-Juin 1932


(Réunion de l'été 1931), Ommen VII

JE veux montrer que, bien que l'individualité, l’ego, doive se dissoudre et disparaître, il y a continuité de cette essence éternelle qu'est la vie. Bien que le corps, ainsi que les sensations particulières, et les pensées limitées, doivent s'user, on peut pourtant réaliser cette vie, qui n'a ni divisions, ni distinctions entre le « vôtre » et le « mien », qui est complète. L'individualité est l'effort. L'effort crée la conscience de soi. On devient conscient grâce à son propre effort, conscient d'être, soi-même, celui qui fait l'effort. On devient conscient de soi par l'effort, le choix, les luttes, et cet effort donne l’impression que l'on a de vivre. La lutte qui existe entre les opposés donnent le sentiment qu'on est éveillé, vivant, énergique, et crée l’illusion de l'individualité, du sens de séparation. Dans l’individualité, j’inclus la personnalité, les particularités, l’ego, la conscience de soi. Il y a effort tant qu'il y a individualité. Vous direz: « Si l'on supprime l’effort, qu'est-ce qui subsiste? Éliminez les opposés, et où serai-je? Enlevez-moi la conscience que j'ai de moi-même, et que deviendrai-je? Si mon corps, mes émotions et mes pensées disparaissent, que reste-t-il? Une telle question surgit, si je puis dire, de l'idée que ce qui est transitoire peut devenir éternel. Vous voulez en somme que votre corps et votre pensée soient éternels.

Or, je dis que l'on trouve la compréhension de l'éternel dans ce qui est transitoire. L'ego doit disparaître, et dans le processus de la dissolution, la vérité, la totalité, est réalisée.

La Réalité, la Vérité, demeure au delà de ce seuil qu’est la conscience de soi; elle est libre de toute qualité, de toute opposition, et pourtant elle est l’aboutissement de la compréhension qu'on a des qualités et des oppositions. L’harmonie consiste à se délivrer des opposés; cette harmonie engendre une nouvelle compréhension; et celle-ci est le commencement d’une lucidité qui n'est pas la conscience de soi. La lucidité ne contient aucun élément de la personnalité, tandis que la conscience de soi est la totalisation de la personnalité. En comprenant les opposés, et en s'en délivrant, la réalisation de cette vie se trouve engendrée.

La vie est cette harmonie de la pensée et du cœur. La pensée, la volonté, le désir, les opinions, les passions, les sensations, les sentiments, les attractions et les répulsions, ne sont que le commencement de la conscience. Lorsque existe l'harmonie, la pensée n'est plus emprisonnée par des opinions, parce que les opinions appartiennent à la conscience de soi, et toute conscience de soi est limitée. L’idée, la volonté, l'imagination, appartiennent à l'individualité. Je parle de la vérité ultime, qui ne peut être réalisée par chacun que par le plein développement de la conscience de soi, et en se délivrant de cette conscience de soi. Ne pensez pas être libérés de la volonté, de l'idée, de l'imagination, lorsque vous êtes encore dans les entraves de la conscience de soi.

La pensée, bien qu’elle soit emmurée par la personnalité, doit toujours chercher, en se libérant des limitations, à ne pas comporter d’effort. La vie est intelligence, c’est-à-dire la totalisation de tout ce qui est essentiel. C'est la pensée qui corrompt l’amour, et c’est en rendant la pensée parfaite, par l'intelligence, qu’on libère l'amour. Parce que l'amour ne comporte pas en lui-même de distinction entre le « vous » et le « je », il est complet en soi, il ne dépend pas d'une autre personne pour son expression, pour sa croissance, pour sa félicité. Il est son propre sujet, et son propre objet. Il est libre de répulsions et d'attractions. Cet amour peut être réalisé, non pas en supprimant l'émotion, mais seulement en la comprenant. C’est par l'intensité de cette constante compréhension que disparaît la personnalité. C’est par l'intensité seule qu’on peut perdre ses limitations et non par la suppression. Plus les émotions sont puissantes, plus disparaît rapidement tout sens d’égoïsme, toute conscience de soi, en cédant la place à l’amour. Cet amour ne comporte ni sensation ni émotivité; la sensation n’est qu’attraction et répulsion; l’émotivité est une stimulation extérieure. Cet amour est complet, il est sa propre éternité. Quand la pensée est consumée par le coeur, il y a harmonie; alors seulement se produit la pleine réalisation de la vie. Cette vie est le bonheur: non point le bonheur en tant que l’opposé du malheur, non point le bonheur de l'émotion à son paroxysme, mais le bonheur de la totalité, qui ne comporte pas de division entre le « vous et le « je », qui se soutient lui-même, qui est au delà du temps, de la naissance et de la mort. Il est cette calme et tranquille sérénité intérieure qui ne cesse de se renouveler elle-même. Cette vie est pure action, libérée de toute conscience de soi.

Grâce à la plénitude de la conscience de soi, qui est le vrai détachement, l’homme, dans l’extase de la solitude, réalise l'ultime Réalité. Bien qu’il puisse parfois en saisir une vision fugitive, cette Réalité ne devient permanente que lorsque l'homme se délivre complètement de la conscience de soi, à la dissolution totale de l’individualité, cette dissolution étant la plénitude de la vie.

L’effort est la conscience de soi, et tant qu existe l’effort, l'action est limitée. Il y a une action qui n'est pas éveillée à la conscience de soi, qui est engendrée par ce qui n'est pas essentiel, par l’ignorance; et il y a une action qui surgit d'un mélange de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas, de la compréhension et de l'ignorance. Cette dernière action enchaîne; elle est un début de conscience de soi. Il y a encore l'action pure, essentielle, libérée de toute conscience de soi, de toute ignorance. Une telle action est la compréhension de la vie elle-même et elle n'a par conséquent aucune qualité qui enchaîne; elle est sans forme.

Considérez l’action engendrée par l'ignorance. Elle n’a pas même connaissance des oppositions, et ne s'occupe que de ce qui n'est pas essentiel. L'homme qui est pris dans cette action-là, souffre dans le cercle de l’esclavage, sans connaître la façon de se délivrer. C’est-à-dire qu’il s’entoure de ce qui n'est pas essentiel, et bien qu'il souffre dans ce cercle d'ignorance et de futilité, il n'a pas le désir de liberté.

Considérez l'homme qui accumule des richesses. Dans l’acte d'accumuler, il souffre, il est cruel, il recherche le plaisir que procure ce qui n'est pas essentiel. Amassant continuellement, il s'accroche à sa richesse sans apprendre sa vraie valeur, qui est le fait d'en être détaché. Bien qu’il soit actif dans l'accumulation de ses richesses, cette action-là ne le conduit qu'à l'ignorance. Il n'a pas appris à distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas. Donc son action l’enchaîne à l'ignorance.

Un autre exemple est le culte. Le culte, lorsqu'il s’adresse à quelqu'un, n'est qu une action qui conduit à ce qui n'est pas essentiel, à l’ignorance. En s’appuyant sur une personne, ce qui est un culte, on ne compte plus que sur elle. Compter sur quelqu'un pour votre salut, pour accomplir vos espoirs, ne conduit qu’à l’ignorance, car cette poursuite de ce qui n’est pas essentiel ne comporte pas encore le discernement de l'action vraie.

Et encore, il existe un sens possessif qui ne s'attache pas à la fortune, mais qui est le désir de posséder quelqu'un. Dans ce désir, on souffre, on est jaloux, cruel, irréfléchi; et si l'on ne comprend pas l'amour, qui est un détachement sans indifférence, on ne fait que poursuivre une action qui conduit à l'ignorance, et on est encore emprisonné dans ce qui n'est pas essentiel.

La majorité des personnes sont retenues dans la douleur, sans en comprendre la cause. Elles s'entourent de ce qui n’est pas essentiel, elles construisent autour d’elles-mêmes un mur d’irréalités, et souffrent dans cette cage. Bien qu’elles soient plongées dans la douleur, elles ne se libèrent pas, et sont constamment retenues en étroit esclavage, sans connaître l'extase de la libération. Mais une telle action, en elle-même, n'enchaîne pas, car elle est engendrée par l’ignorance inconsciente. L'action n’enchaîne que lorsqu'elle contient à la fois l'ignorance et la compréhension, lorsqu'elle est un mélange confus de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas, lorsqu'elle comporte un effort, lorsqu’il y a choix.

L’éveil de la conscience de soi est la réalisation de la différence qui existe entre l'essentiel et le non-essentiel, entre les vraies valeurs et les valeurs fausses. Alors cette action devient une chaîne, mais ce n'est qu’à travers cette action qu'on peut se libérer. Ceci n’est pas aussi difficile que cela en a l'air. Aussitôt que vous essayez de découvrir des valeurs vraies, il y a l’effort du choix, qui cause la souffrance. Quand le désir est réduit à l’esclavage par la peur et par le réconfort, l'effort du discernement crée l'illusion. Grâce à cet effort, on parvient à la pleine conscience de soi.

La plupart des personnes sont retenues prisonnières entre ces deux actions: celle qui conduit à l'ignorance, et celle dans laquelle est une confusion de l’essentiel et du non-essentiel. L'action de l'ignorance est celle dans laquelle n'existe absolument aucun discernement, celle dans laquelle existe la douleur, mais non pas la compréhension de sa cause. Il y a ensuite l’action qui inclut à la fois l’essentiel et le non-essentiel. En d’autres termes: tant que vous ne possédez pas une véritable compréhension de votre action, l'ignorance ne se dissipe pas. En vous rendant compte de la différence qu’il y a entre l'essentiel et le non-essentiel, vous connaissez la conscience de soi. Quand il y a effort et choix, il y a douleur; et il faut qu’il y ait douleur, tant que l'homme est retenu par un choix à faire entre l’essentiel et le non-essentiel. Examinez-vous, Vous verrez que vous avez des désirs secrets que vous n’avez pas compris, et si votre action est engendrée par ces désirs, alors, au lieu de vous libérer, l’action vous retient de plus en plus dans les griffes de la douleur. Mais en devenant conscient de soi avec acuité, c'est-à-dire en s'examinant, en se concentrant en soi, en étant réfléchi, on commence à choisir, à discerner l'essentiel parmi le non-essentiel. Le choix est une continuelle découverte de la vérité. Dans le véritable discernement se trouve la liberté, la réalisation de l'éternel, l'extase qui se renouvelle sans cesse elle-même. Le bonheur consiste à demeurer dans l'essentiel.

La vérité est sa propre éternité; en elle il n'y a pas de divisions, en elle il n'y a pas d’opposés, bien qu'elle soit l'aboutissement de toutes les oppositions. Cette plénitude, qui est au delà du temps, existe en tous les temps et en chacun. Cette Réalité ne peut être perçue qu'au moyen de l'individualité, bien que l'individualité doive se dissoudre. Toute action doit conduire à cette Réalité ultime, puisque sans cette plénitude il y a douleur. L'action engendrée par la conscience de soi est une limitation, elle enchaîne, et par conséquent elle ne conduit pas au bonheur; elle est un effort incessant. Cette action vous rendra semblable à un écureuil qui tourne sans arrêt dans sa cage. Avant que vous ne puissiez réaliser cette pure action qui est la vie elle-même, l'action doit être délivrée de toute conscience de soi. Pour percevoir cette pure action qui est spontanée, vous devez chercher à voir si vos actions sont prisonnières de l’ignorance, ou si elles sont prises entre l’essentiel et le non-essentiel. (pp. 75-80)

Bulletin de L'Étoile,
(Extrait)

N° 3 Mai-Juin 1932


4 Juin 1932, Ojai

QUESTION. — Quel rapport l'art a-t-il avec la Vie? Est-ce que l’appréciation de l’art éveille la compréhension de la Vie, et vice versa? Je ne peux apprécier l'un qu'à travers l’autre.

KRISHNAMURTI. — Toute stimulation est transitoire. Je vous parle de quelque chose qui ne passe pas, qui ne peut être réalisé au moyen d’aucun stimulant, mais par une constante persévérance de vie intense. L’homme qui vit pleinement dans le présent est un artiste de la Vie. L’appréciation de l’art n’implique pas nécessairement la compréhension de la Vie, qui est la délivrance intérieure. Un homme qui cherche la réalisation de la Vérité ne peut avoir aucune particularité au moyen de laquelle il espère éveiller la compréhension de la Vie. (pp. 123-4)

Bulletin de L'Étoile,
(Extrait)

N° 4 Juillet-Août 1932


17 Juillet 1930, Eerde

QUESTION. — Comment puis-je reconnaître qu'un événement de ma vie est une réaction, comment puis-je le comprendre et en tirer de l'expérience, de manière à en éviter le retour dans l’avenir, si je ne connais pas l’action qui a causé l’événement ou la réaction, ou si je ne puis me la rappeler? De plus, ayez la bonté d’expliquer comment on peut devenir maître de la réaction. Par une attitude objective et impersonnelle? Tous les événements de la vie sont-ils des réactions?

KRISHNAMURTI. — « Comment puis-je reconnaître qu’un événement de ma vie est une réaction? » Par le sentiment que vous éprouvez à son égard, selon que vous vous sentez enchaîné ou libre. Si vous réagissez du dehors c’est une réaction. Je vais vous donner un exemple. Vous aimez quelqu’un parce que ce quelqu’un vous aime. Une affection de ce genre devient un commerce, une question d'échange, et alors c’est une réaction; tandis que si votre affection est spontanée, si elle est action pure, elle sort de vous et n'y entre pas. Une affection qui s’épanche au-dehors n’enchaîne jamais, ne retient jamais un autre dans son ombre. Nous savons tous ce que c’est que de réagir, réagir à la bonté, à la méchanceté, à la colère, à la jalousie, et ainsi de suite. Toutes ces choses sont des contacts extérieurs qu’il faut expérimenter pour dépendre de plus en plus de l’action pure, pour découvrir et développer son être pur. Il faut passer par ces réactions d'amitié et d'inimitié, pour arriver à l'action pure qui procède toujours du dedans au dehors. Comment peut-on distinguer l’action pure de la réaction? On ne peut la distinguer que par sa propre expérience; il faut voir si, pour son bien-être, on dépend de la réaction ou de l’action pure, si l’on peut se suffire à soi-même dans son être pur, ou si l'on désire ardemment la réaction, si, par conséquent, on dépend des choses extérieures, pour son bien-être et son bonheur.

« Expliquez, de plus, comment on peut se rendre maître de la réaction? » Par la lutte constante. Prenez la colère, cette chose stupide et très simple. Il s’effectue sans cesse un ajustement entre votre raison qui vous impose de n’être pas troublé et votre penchant à être troublé; c’est un perpétuel effort d’équilibre. Pour arriver à cet équilibre, il faut un effort continu, il n’y a pas moyen d'y échapper.

« Tous les événements de la vie sont-ils des réactions? » Pour les gens dont le bien-être dépend de la réaction, mais pas pour celui dont la vie est action pure. C’est très simple quand une fois on a compris l’idée fondamentale. Cette vie limitée à l’individu, cette vie soi-consciente dans l'individu, aussitôt qu'elle s’éveille à la compréhension consciente de son imperfection, est poussée à rechercher la perfection; et par l'intensité de l’effort qu’elle fait, elle arrive à la cessation de l'effort qui est l'être pur. Jusqu'à ce que l'être pur soit atteint, on dépend de la réaction. Les réactions sont une limitation de la conscience; l’être pur est la liberté de la conscience. (pp. 61-3)

Bulletin International de L'Étoile,
(Extrait)

N° 1 Octobre 1930


1er Août 1930, Ommen

IL y a dans la vie de la plupart des gens un tâtonnement continuel, une torturante incertitude, une incessante lassitude de soi-même, parce que dans l’esprit et le cœur de chacun existe la souffrance produite par l’attente de la mort, le désespoir, la solitude, par le manque de bien-être, la pauvreté, par cette existence mécanique qui vous broie et dans laquelle il n’y a ni l’extase de vivre, la joie d’exister, ni l’affection, ni les délices de l’existence impersonnelle. Chacun essaye de trouver la cause de cette souffrance et la manière d’atteindre cette raison, cet amour dont l’essence est harmonie et équilibre. La souffrance existe lorsqu’il n’y a pas d’harmonie intérieure, lorsqu’il n’y a pas d’harmonie entre ce que l’on pense et ce que l’on fait, entre la manière de sentir et la manière d’agir. Chez un homme vraiment cultivé, la pensée, l’émotion et les actions ne sont pas séparées. C’est par là qu’on peut juger la vraie culture. La souffrance est donc causée par la limitation. Lorsqu’il n’y a pas de limitation, lorsqu’il y a l’amour complètement détaché — et non l’amour personnel ou l’indifférence — cet amour qui ne connaît pas les réactions de la sympathie et de l’antipathie, de la séparation, de la distinction, dans lequel n’existe plus le « vous » et le « je », la conscience de l’objet et du sujet, lorsqu’il y a équilibre parfait l’on arrive à la libération. L’homme libéré est vraiment heureux parce que le bonheur réside dans l'être non limité, dans la vie qui ne connaît aucun obstacle et fonctionne sans résistance.

Cette qualité de libération — si je puis l’appeler ainsi sans que vous lui donniez des attributs spéciaux — existe quand on est purement éveillé à toute vie, quand on s’est libéré de toute conscience. Il ne s’agit pas d’expansion de conscience. Je vais expliquer cela ou bien ces mots qui vous sont familiers et ont pour vous une signification très précise vous feront aboutir à une conclusion inexacte. J’emploie les mêmes mots mais en leur donnant une interprétation tout à fait nouvelle.

La conscience implique la soi-conscience. La libération de la conscience n’est pas l’annihilation, c’est l’être pur, c’est cet équilibre délicat qui s’établit lorsque vous connaissez la vraie valeur de toute chose; c’est l’illumination. Alors vous n’êtes plus encombré de faux jugements. Le jugement exact dépend de l’expérience. Celle-ci doit libérer l’homme de toute conscience car la conscience n’existe que lorsque vous êtes entravé. La limitation produit la conscience. C’est-à-dire que vous êtes conscient de quelque chose qui vous fait obstacle.

C’est alors que la conscience apparaît. Elle naît donc de cette limitation qui est aussi cause de vos souffrances et de vos plaisirs, de vos sympathies et antipathies, de votre avidité, de votre envie, de votre désir de possession, de votre cruauté et de votre crainte. Lorsque vous reconnaissez cela vous devenez conscient de vos limitations. Lorsque vous supprimez toute limitation vous êtes libéré de la conscience. Ce n’est pas là un état de perpétuel sommeil ou de totale annihilation. C’est la libération de la conscience qui est pour moi l’être non limité, la vie, l’action pure. La vie dans sa totalité fonctionne sans aucun obstacle.

En tant qu'ego — l'ego étant l’ensemble des réactions que vous n’avez pas conquises — vous sentez constamment vos limitations, vous êtes donc conscient. Cette limitation éveille le désir de lutter et de vaincre. Par votre lutte contre la limitation vous vous éveillez à la soi-conscience. Or, ainsi que je l’ai déjà dit, la Nature a rempli son but lorsqu’elle s'est réalisée dans l’individu soi-conscient. Mais cet homme soi-conscient est encore sub-humain tant qu’il est dans les griffes de l’avidité, du désir de possession, du désir de s’appuyer sur les autres, tant qu’il craint la solitude et la mort. Il a accompli sa destinée lorsqu’il s’est libéré de la conscience — et cela n’est ni le sommeil ni l’annihilation, mais c’est cette vie libre en action qui est être pur, sans aucun attribut spécial. Elle est sa propre cause, elle fonctionne donc librement et sans obstacle. Un homme libéré n’est pas conscient de vivre séparément. C’est-à-dire qu’en tant qu’individu il a cessé de projeter une ombre. Il est. Il n’est plus limité et agit donc toujours comme il faut, il a toujours la perception juste de toute chose, sans la différenciation du spécial et du particulier. Il est pareil à un phare qui brille constamment et répand clairement sa lumière sur tout objet qui lui est présenté.

Lorsque vous, en tant qu’individu, avez accompli dans cette libération de la conscience la fonction de l’existence individuelle et êtes pleinement éveillé à toute vie, alors la vie fonctionne librement en vous. C’est pourquoi la conscience n’existe pas pour un homme libéré car, ainsi que je l’ai déjà dit, elle implique la soi-conscience. Cet homme est être pur. Appelez-cela, si vous voulez, la pure conscience de toute chose pour le distinguer de la conscience de la limitation.

L’être pur, l’action pure sont nécessaires pour être soi-même la totalité de la vie. Pour traduire cette action pure en bonne conduite — ce qui veut dire être humain et non pas sub-humain, être complètement homme et non pas demi-homme — vous devez être détaché de l’opinion publique. Je vais expliquer ce que j’entends par l’opinion publique: celle-ci n’existe pas pour que vous la copiiez, mais par elle vous pouvez juger vos propres opinions. Vous pouvez alors transcender l’opinion publique, la dépasser, au lieu d’être son esclave. La plupart des gens détachés de toute opinion publique deviennent excentriques, ils donnent de l’importance à des choses qui n’en ont pas. Ce n’est pas là le vrai détachement. Quand un homme ne se soucie pas de l’opinion publique, il se conduit généralement d’une manière spéciale — crûment — s’habille excentriquement, obéit sans retenue à tous ses désirs, rend un culte à d’étranges dieux et d’étranges idées. Je n’appelle pas cela être libéré de l’opinion publique. Ce n’est là qu’une autre manière de vous illusionner en vous imaginant que vous êtes libre. Ce n’est pas par la façon de s’habiller, par de mauvaises manières, par l’insouciance, la légèreté et le manque de contrôle de ses passions qu’on montre que l’on est libéré de l’opinion publique, mais bien par une conduite que l’on s’est imposée soi-même. C’est-à-dire qu’après avoir examiné l’opinion publique et son code de moralité vous vous imposez une ligne de conduite plus sévère qui est le contrôle de soi.

Puis il vous faut être détachés des possessions. Vous pouvez être possédés par les choses ou vous pouvez les posséder, mais pour arriver à l’être pur il vous faut être indifférents à toute possession. Vous devez mettre ce détachement à l’épreuve et voir si vous ne vous illusionnez pas vous-même à ce sujet.

Il vous faut être libérés de toutes les opinions. Plus vos opinions sont fortes et plus vous pouvez vous illusionner. Mais soyez capables de juger impersonnellement, d’analyser clairement, avec détachement, et alors les opinions n’ont plus de pouvoir sur vous. Votre principe central doit être la fin elle-même, et non pas les moyens d’arriver à cette fin. De la fin vous faites ainsi les moyens, le but de l’existence individuelle, et en étant sans cesse conscients de cette fin vous trouvez la manière de la réaliser.

Ainsi donc, la libération de la conscience, dans le sens que je donne à ces mots, n’est pas un état de sommeil ou d’annihilation. Pour moi la conscience n’existe pas en réalité, parce que la conscience naît lorsqu’il y a un obstacle, une limitation. Il n’est donc pas question d’expansion de conscience mais de la libération de toute soi-conscience, de toute conscience limitée; on arrive à cette libération par l’effort continuel. C’est cet être non limité, totalement libre qui est la vie elle-même, qui est la réalisation du tout, qui est hors du temps. C’est un monde qui n’est pas soumis au temps, un monde sans chemin tracé, une réalité en soi et à laquelle vous ne pouvez venir par aucun chemin parce que toute chose est contenue dans cette réalité. (pp. 121-5)

Bulletin International de L'Étoile,
(Extrait)

N° 2 Novembre 1930


23 Juillet 1930, Ommen

LA vérité est dans l’ignorance de l’existence soi-consciente. Si vous imitez, si vous essayez de devenir un type, de suivre une formule établie, vous ne faites que céder à la peur, et ainsi la crainte en est augmentée. Celui qui ne veut avoir aucune crainte doit comprendre que, bien que les formes d’existence individuelle puissent varier, bien que les expressions de la soi-conscience puissent changer, bien que la vie puisse se manifester de différentes manières, fondamentalement la vie est une. Lorsque vous comprenez cela, toute crainte disparaît. Alors vous n’essayez plus de devenir, mais seulement d’être. A travers cette lutte, vous comprenez intuitivement cette unité de l’être que chacun sent et connaît en lui-même en ces moments extrêmes où l’intelligence se voit hautement éveillée — l’intuition. l’individualité soi-consciente doit pleinement réaliser la potentialité de ce fait; et alors elle est immergée dans le tout et est parvenue à son épanouissement. (p. 188)

Bulletin International de L'Étoile,
(Extrait)

N° 3 Décembre 1930


24 Juillet 1930, Ommen

JE vais expliquer la différence qui existe entre la soi-conscience et la conscience. La soi-conscience est le résultat de cette existence individuelle qui connaît la séparation et les conflits entre individus, tandis que la conscience est ce soi en qui toute conscience individuelle existe, et qui se trouve au delà du temps et de l’espace bien que le temps et l’espace soient contenus en lui. Le bonheur permanent, conscient, est un état d’être positif. La conscience individuelle décroît et périt, connaît la naissance et la mort. Au contraire, pour cette conscience permanente il n’est pas de déclin, elle est continue, elle est inchangeable, et vous ne pouvez lui attribuer la soi-conscience individuelle, quelles que soient les naissances et les morts et toutes les transformations. Vous devez la considérer avec une impersonnalité absolue et de cette impersonnalité dépend la valeur de la discipline que vous vous imposez à vous-même. (pp. 197-8)

Bulletin International de L'Étoile,
(Extrait)

N° 3 Décembre 1930


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