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SOMMAIRE

ASSOCIATION CULTURELLE
KRISHNAMURTI
(Association Loi 1901)

BULLETIN
de la Krishnamurti Foundation Trust Ltd.
(traduction française)

PRINTEMPS - ÉTÉ 1986 - PDF


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HAUT DE PAGE

DIALOGUE ENTRE
KRISHNAMURTI ET
LE PANDIT J. UPADHYAYA



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Dans cet abandon profond, où la pensée renonce à elle-même (car elle voit
clairement son propre danger) toute la structure de l'esprit devient silen-
cieuse. C’est en vérité un état de pure attention, d’où surgit une félicité,
une extase qui ne peut être mise en mots. Lorsqu’elle est exprimée par des
mots, elle n'est plus la réalité.

La révolution du silence, page 68.  



BPE1986

[J. UPADHYAYA, Professeur à l'université de Bénarès, est un spécialiste du Bouddhisme et du sanscrit qui a eu avec Krishnamurti de nombreux entretiens très intéressants. Ses interventions ont été faites par l'intermédiaire d'un interprète dont la traduction a été mise en forme pour faciliter la lecture. Les remarques ponctuelles, en dehors du sujet principal du dialogue ont été supprimées. Les lettres « K » indiquent Krishnamurti, « JU » le professeur Upadhyaya et les questions posées par d'autres personnes.]

Madras le 13 Janvier 1985.  

K: Monsieur, nous avons parlé hier d'un homme simple, relativement instruit, mais pas trop, heureusement, n'ayant pas de profession particulière. Il se met à regarder le monde. C'est comme le courant d'un grand fleuve. Quand il se jette dans la mer, il est très agité parce qu'il a accumulé un grand volume d'eau depuis un million d'années. Cette agitation, ce conflit, les bras du delta, cet énorme fleuve pénétrant dans la mer, c'est le monde. L'homme remonte le cours du fleuve. Ce n'est pas quelqu'un de religieux, c'est un homme ordinaire qui remonte ce fleuve.

Et il le remonte toujours plus loin, gravit la montagne, et parvient à la source du fleuve. Il a étudié différentes techniques, différentes disciplines, sciences, opinions, l'humanité entière est ce fleuve et l'homme arrive à la source de ce fleuve au sommet d'une haute montagne. Ici le fleuve est tout petit et l'homme se trouve à cet endroit après un million d'années. Il est seul, replié sur lui-même, là-haut et il prend conscience que ce fleuve c'est lui-même, mais pas d'un point de vue théologique, théorique ou hypothétique. C'est comme un entonnoir, large au début et très étroit à l'extrémité. Il a remonté ce fleuve, encore et encore jusqu'aux toutes premières gouttelettes de sa source et là, il découvre qu'il est ce fleuve. Il est le monde et le monde est basé sur l'égoïsme, l'égocentrisme est le moteur de tout ceci. C'est le bout de cet entonnoir petit et étroit.

Il commence alors à travailler et découvre lentement l'énormité de l'autre bout de l'entonnoir. Il est immensément vaste, bien plus vaste que le fleuve et il ne sait pas très bien comment partir de là. Il a lu et on lui a dit qu'il y avait une immensité au delà de cet égoïsme étroit. Il n'en sait rien. C'est plutôt un homme sceptique, très critique, méfiant et doutant même de ses propres expériences, de sa pensée et de son mode de vie. Il ne s'est jamais imposé de discipline, c'est très important pour lui. Il ne s'est jamais imposé de discipline car il n'a fait que suivre le fleuve depuis le début, en partant de cet énorme delta, il l'a remonté jusqu'à sa source et ce cheminement n'est pas une discipline. Il est arrivé à cette toute petite source qu'est l'égoïsme et il ne sait pas comment aller plus loin. Il est bloqué là.

Il a eu affaire à des professeurs, des autorités, à bien des scientifiques qui lui ont dit ce qu'il fallait faire, de quoi il était composé, les atomes, les cellules, comment l'homme a commencé et comment il a évolué jusqu'à l'état actuel du cerveau, cette vaste éternité du temps. Il accepte tout cela car c'est l'évidence même. Mais il en est arrivé au point où il découvre qu'il n'y a aucune autorité, aucune autorité spirituelle d'aucune sorte. Il a abandonné tout cela et est remonté jusqu'à la source du fleuve et là, il n'y a pas de guide, il n'y a personne pour l'aider. Il découvre qu'il n'y a personne pour l'aider spirituellement, intérieurement. Au cours de son ascension, il espérait que quelqu'un pourrait l'aider mais il découvre qu'il n'y a personne, aucun gourou ni dans le ciel ni dans aucun livre ni dans aucune philosophie. Il a échoué là-haut, conscient de sa solitude et il ne peut rester là. Quelque chose le pousse à monter encore mais il n'y a plus rien à escalader. Il en est là. Je me demande si je me suis bien fait comprendre.

JU: Vous avez expliqué tout cela très clairement, mais j'aimerais vous demander si chaque individu qui est dans ce fleuve, dans ce flot, est condamné à rester totalement désemparé ou s'il a une chance de ne pas être complètement entraîné par ce flot, mais de créer quelque chose, une île, qui lui permettrait de s'en sortir? Peut-il se tenir en dehors de ce courant?

Q : Peut-il trouver en lui-même l'énergie de rester sur cette île et de ne pas être entraîné par le courant?

K : Monsieur, j'ai dit, sauf erreur, qu'il remonte toujours le courant du fleuve. Il n'y a pas d'île puisqu'il se déplace et c'est ce mouvement même qui lui donne de la force. Il était dans le bruit, dans les tourments, mais il en sort, il bouge, il grimpe. Comme nous le disions hier, je mets en doute tout ce mouvement qui consiste à remonter le fleuve. J'ai remonté le fleuve et j'ai vu tout ce mouvement autour de moi et je me rends compte que je fais partie de ce mouvement. Nous disions hier, très prudemment, que je ne suis pas distinct de ce mouvement. Je suis ce mouvement. Je suis l'humanité. Il n'y a pas l'humanité et moi, mais je suis cela parce que j'ai voyagé un peu partout et que je l'ai découvert. Lorsque je remonte le fleuve, puisqu'il y a mouvement, ce n'est pas un état statique. Ce mouvement même crée sa propre discipline. L'homme qui est statique a besoin de discipline, mais l'homme qui remonte toujours plus haut suit le fleuve et ainsi il n'y a pas d'île puisqu'il est en mouvement. Il ne laissera pas d'îles se former. Il peut inventer des îles, il peut inventer des rochers auxquels se cramponner mais le fleuve l'en empêchera car il en voit les conséquences.

JU: Dans l'homme il y a ce besoin de s'élever au-dessus de ces peines sordides et de ces tracas pour sortir de ce tourbillon d'affliction, pour sortir de ce flot, mais il n'y parvient jamais. L'homme, quoi qu'il fasse, n'essaie pas de s'en sortir, mais il fait partie de ce flot.

K : Monsieur, il y a passé sa jeunesse, à l'embouchure du fleuve, avec la sexualité et le pouvoir, vous savez comment cela se passe et il comprend que c'est une habitude, un conditionnement et il est fatigué de tout cela. Ne lui prêtez pas une motivation d'ordre spirituel. Tout ce cirque le fatigue et l'ennuie. Par ennui, par paresse, il dit: « Bon sang, il faut que je parte. » Ce n'est pas quelque chose à l'intérieur de lui qui le pousse. C'est là son point de départ.

Q : Vous voulez dire que l'ennui le mène au sommet?

K : Non, je n'ai pas dit cela. Il quitte cela. C'est son point de départ. Il est tout cela, il veut la sexualité, il veut le pouvoir et il se dit: « Mon dieu, cela suffit. » Pourquoi voulez-vous lui attribuer quelque chose qui lui ferait rejeter tout cela? Il commence à partir de là. Il veut voir où commence le fleuve. S'il veut rester là, il y est mais il est curieux de voir la source de la rivière. C'est tout. La grande majorité des gens se trouve bien à l'embouchure du fleuve. Ils aiment les drogues, la sexualité, le pouvoir, la position sociale, le savoir — n'est-ce pas?

Q : Je pense que tout le monde est d'accord. Tout ce que l'on dit c'est qu'il y a une énergie qui lui fait suivre le fleuve.

K : La curiosité. Il veut découvrir. Pourquoi compliquer? Il est curieux, il veut savoir. Il a connu toutes ces choses épouvantables et il dit: « Mon dieu, tout cela m'ennuie. » Est-ce que la sexualité ne vous ennuie pas quand vous en avez eu votre part? Excusez-moi.

JU: Monsieur, quelle est la place de l'éveil du désir sexuel?

K : Biologique, la procréation. Biologiquement, toutes les glandes sont préparées pour cela.

JU: Je ne suis pas d'accord. Il y a une extase dans laquelle il y a un oubli de soi. C'est une joie.

K : C'est la sexualité.

JU: C'est la sexualité et ce n'est pas biologique mais psychologique. Cet élan particulier qui pousse l'homme à sortir du déroulement courant de…

K : Quoi? La sexualité?

JU: Ce désir ardent de l'extase et de l'oubli de soi.

K : Attendez, monsieur, je peux me droguer et tout oublier de moi. Je peux aller au concert pour écouter la Neuvième Symphonie et m'oublier entièrement. Je peux aller au temple et m'oublier dans la prière.

JU: Je suis le genre humain. J'ai pas mal de choses en commun avec l'homme mais suis aussi un individu.

K : Je me le demande.

JU: Je suis l'humanité et cependant cette humanité revêt en moi une forme particulière.

K : Nous avons dit cela hier. Nous avons dit: « Je suis tout le genre humain, je suis toute l'humanité ». D'accord? Un homme qui a connu tout cela: la douleur, le plaisir, la sexualité, la souffrance, les drogues. Il a connu tout cela et il en a assez. N'y voyez pas un étrange élan intérieur. Il en a assez de tout cela. Pour lui cela n'a pas de sens. Il l'a vécu. Il y a été mêlé. Il a juré. Il a obéi et désobéi. Parce qu'il en a assez — j'utilise l'expression en avoir assez, à dessein — il commence à se demander: « Ma vie n'est-elle qu'un maudit ennui, un ennui qui n'a pas de sens? » Et il se met à remonter le fleuve. C'est très important. Il bouge. Cet ennui est statique. Je ne sais pas si c'est clair?

JU: C'est statique parce que c'est une répétition?

K : Répétition, routine, habitude et tout le reste. Dès qu'il bouge — parce qu'il en a assez de tout cela — il comprend que le mouvement n'a pas de discipline. C'est là que nous allons entrer en conflit avec vous tous. Pendant le mouvement, il n'y a pas de discipline. Il gravit la colline parce que…

Q : Ce mouvement vient de lui-même…

K : C'est cela.

Q : Il vient parce qu'il en a assez. Il n'a pas de loi et un mouvement sans loi, c'est la créativité et la fraîcheur. On ne peut pas lui associer le temps.

K : C'est exact, monsieur, vous avez compris. Mais laissez-moi finir ce que je voulais dire et vous pourrez alors intervenir. Il vient de commencer. Il en a assez de tout cela, il l'a connu. Il n'est pas un homme religieux, ni mystique, il n'est rien de tout cela. Il commence là, il en assez et il est devenu très sceptique. C'est important. Il est sceptique, il doute et s'interroge. Pour lui, rien de tout cela n'a de sens, alors il bouge, naturellement, pas du tout parce qu'il veut atteindre des altitudes élevées.

Il bouge et pendant ce mouvement il commence à découvrir les difficultés du mouvement, les difficultés pour partir d'ici. Il commence à se demander pourquoi il éprouve des difficultés. Alors il parle de renoncement et il dit: « Je ne veux pas utiliser le renoncement ». Il ne croit pas au renoncement. Il dit alors: « Je comprends, maintenant, pourquoi c'est devenu une habitude: la sexualité, les drogues, la recherche d'une bonne situation, le fait d'être prisonnier du langage et du savoir, tout est là. J'en constitue une petite partie parce que j'ai emmagasiné des souvenirs et aussi parce que je me suis marié, que j'ai des enfants et toute cette agitation. » Et quelqu'un vient lui dire qu'il doit faire ceci, qu'il doit faire cela, s'il veut obtenir quelque chose de plus et il dit: « Pour l'amour de Dieu, je n'ai pas besoin de vos conseils. » Vous comprenez? C'est là l'attitude d'un homme intelligent. Il s'interroge sur tout, sur le Bouddha, le Christ et toutes les églises et il dit: « Mon dieu, je ne veux rien de tout cela. »

Alors il bouge. Et il dit: « Est-ce que je bouge vraiment? Ou bien suis-je toujours ici à prétendre que je bouge? Ai-je vraiment compris tout cela, le côté biologique, le côté psychologique, la part du cerveau, les réactions physiques, les nécessités biologiques, les glandes? Est-ce que je bouge vraiment ou bien est-ce que je prétends que je bouge? Et en se posant cette question il devient terriblement honnête, vraiment profondément honnête et sans prétention. Alors, il devient humble. Alors, il bouge, il apprend, il observe. Il dit: « Je ne suis pas différent de toute l'humanité. Je suis tout cela, mais j'observe. » Et il grimpe, il bouge et dit: « Il n'y a pas de discipline pour moi. Je n'accepte aucune contrainte, aucun effort, rien de tout cela. J'ai déjà eu tout cela ici. » Il continue ainsi à bouger, bouger, bouger et ce mouvement est apprentissage et non pas accumulation de savoir. Et il arrive ainsi à l'endroit de la source du fleuve et il dit: « Tout ce fantastique effort que j'ai fait, cette escalade physique, pas l'escalade psychologique, a été parfaitement inutile car c'était là-bas et c'est ici au sommet. Je n'avais pas besoin de monter jusqu'ici, puisque je suis égoïste aussi bien ici que là-bas. » C'est tout.

JU: Après avoir entendu la dernière partie de ce que vous venez de dire, j'ai compris ce que vous vouliez dire et j'ai aussi compris les limites de ma compréhension, les limites de mon entendement. Hier, nous avons débuté en nous demandant comment ce flot était là dans le delta. Je ne me soucie absolument pas de la façon dont je me suis trouvé dans ce flot ou si ce flot est éternel ou autrement. Ce qui m'intéresse, c'est le fait que le flot est là et que je suis là.

K : Mais vous faites partie de ce flot.

JU: Mais comme je suis dans le flot, je veux absolument en sortir, voilà ma limite.

K : Non, en avez-vous assez de ce flot?

JU: Je n'ai pas le désir d'en sortir, mais j'ai celui d'être transformé. Je ne me soucie pas de l'origine du flot. Je n'ai pas envie de remonter le flot pour découvrir.

K : Alors, demeurez là.

Q : Le flot dont vous parlez est la totalité des événements qui me constituent?

K : Je suis ce flot.

Q : Il essaie d'une façon ou d'une autre d'admettre qu'il est dans ce flot mais que celui-ci n'est pas lui-même.

K : C'est tout.

Q : Je veux me transformer. Je veux sortir de tout cela. Ceci aussi fait partie de ce flot.

K : Je ne veux pas me transformer. Je ne sais pas ce que cela signifie.

Q : C'est ce que j'ai dit. Nous n'y connaissons rien.

K : Monsieur, je suis cela. Ce n'est pas différent de moi, biologiquement, psychologiquement, de toutes les façons. Les atomes, les cellules, tout cela, c'est moi. Et je suis cela. Donc je suis l'humanité. Cela a, pour moi, une très grande signification. Et je suis là et je me demande: « Le changement est-il possible? » Je pensais que le changement existait lorsque je gravissais la montagne en direction de la source, mais je vois que je suis toujours là. Je ne suis jamais parti. En remontant vers la source, je pensais découvrir toute l'explication, mais cette explication est là, c'est mon désir et tout le reste. Et ici comme là-haut, c'est l'égoïsme. Et je vois que l'égoïsme a créé un terrible gâchis, c'est évident. Cela ne demande pas une grande perspicacité. Vous pouvez voir les gens se combattre, les nations, etc…

Alors cette observation me fait me demander: « Le changement est-il possible? » Il ne s'agit pas de se transformer. La transformation signifie changer d'un état à un autre. Je n'utiliserai pas ce mot, quoique je l'aie déjà fait. Donc c'est le changement qui m'intéresse. Que signifie « changer? » Est-ce de ceci à cela ou bien le changement est-il la fin de ceci? Le changement de ceci à cela implique le temps et j'entre alors dans le temps. Alors, je me pose peut-être la question: « Le changement est-il possible? »

JU: Mais vous voulez dire qu'il y a une fin?

K : Attendez. C'est vous qui le dites.

Q : Voulez-vous dire que rien n'existe, ni changement, ni fin?

K : Non, vous allez plus vite que moi. Après tout ce mouvement, ces luttes, ces souffrances, après avoir écouté le maître et après avoir changé de maître, changé de gourou, après avoir acquis davantage de savoir, j'en suis arrivé à un point où je vois que si rien ne change, l'homme va se détruire s'il continue comme cela. Alors je me demande: qu'est-ce que le changement? Le changement implique le temps et l'homme n'a pas changé avec le temps. Je me demande donc si le changement existe ou si seul la fin existe? La fin signifie la mort. Puis-je mourir à chaque chose, chaque jour et ne pas continuer les mêmes choses après la mort? Aujourd'hui, je meurs à tout ce que j'ai connu, c'est cela la mort. Je me demande si la continuité existe vraiment ou s'il n'y a tout simplement que la mort. Et alors je verrai ce qu'il arrive. L'homme qui était là en était arrivé à ce point.

JU: Je vous suis tout à fait. Ainsi il n'y a pas de changement, il n'y a que la fin.

K : Savez-vous ce que cela signifie?

JU: Oui, monsieur. J'ai tout compris, mais dans ce flot, il y a la semence de la continuité car ce flot est continuité.

K : Non. Le flot est ma conscience, la conscience humaine. Puisque je suis l'humanité, je suis cette conscience. Et si je meurs à cette conscience, je ne suis plus en elle. Non, ce n'est pas « Je ne suis pas en elle, » c'est en dehors, je ne sais pas comment le dire.

JU: Monsieur, il y a une continuité de ce flot de conscience indépendamment du fait que je sois mort à ce flot.

K : Monsieur, cette conscience est souffrance, peur, avidité, envie etc. tout ce qui est l'essence même de l'égoïsme. Maintenant, après tout ce chemin depuis là-bas, j'en arrive là. Et je me demande si un être humain qui est toute l'humanité, peut sortir de tout cela? Je suis ce flot. Je suis l'humanité. L'humanité souffre, sa vie est un enfer et ce flot continue car aussi longtemps que les êtres humains n'en seront pas sortis, ce flot continuera. Aussi longtemps que l'humanité qui est moi, est dans ce flot, celui-ci continuera. Si cette « personne » qui est l'humanité sort de ce flot, le flot continuera mais lui, cette « personne, » ce quelque chose, est à l'extérieur de tout cela. Ainsi, il est compatissant, il est intelligent. Par conséquent cela agit.

Q : Vous avez commencé en nous disant qu'il y a le flot et que vous observez que vous en faites partie. Comment l'ascension commence-t-elle?

K : Monsieur, il fait partie de cela. Il en a assez, il est devenu sceptique etc. et il reconnaît que cet ennui fait partie de chacun. Par conséquent, il est tout le monde. La conscience de tout le monde est sa conscience et cette conscience existe depuis le début de l'existence humaine. Et il se demande: s'il pourra jamais en sortir? Pas en sortir dans le sens d'« aller en dehors » ou de « trouver le Nirvana. » Il se demande « Puis-je en sortir? Un être humain peut-il en sortir, le quitter, l'abandonner, ne pas continuer avec ce flot? » C'est tout. Où se trouve la difficulté?

Q : Je suis l'humanité. Qu'est-ce qui sort?

K : Rien. (Rires) Non, non, je suis sérieux. Laissez-moi m'expliquer. Il a pris cela pour quelque chose de perpétuel, qui est le temps. Puis-je utiliser le mot « insight », une vision fugitive, voir toute la chose comme une unité, un mouvement unitaire qui continue? Il marche après avoir vu cela comme un mouvement unitaire global et tout à coup il réalise qu'il n'y a rien. Cela continue. Rien au-delà, rien, rien signifiant: pas une chose. La chose est une pensée, qui est un processus matériel. Alors, il dit: « C'est la fin de la pensée. »

Q : Et dans ce néant, il n'y a pas de dualité entre le moi et…

K : Non. C'est le néant. Il a connu le conflit. Sa vie était un enfer. Il a combattu, il a combattu, il a lutté.

Q : Finir et sortir, c'est la même chose?

K : J'ai tort d'utiliser le mot « sortir ». Ce flot c'est l'égoïsme. C'est-à-dire, l'égoïsme se perpétue sans cesse, que ce soit moi, vous ou… L'humanité est perpétuellement prise dans cela. Et c'est la pensée.

Il dit: « Aucun mouvement et ainsi, quand il n'y a pas de mouvement vous êtes en dehors — pas « en dehors » — il y a quelque chose d'autre. » Et K arrive et dit qu'il n'a jamais connu cela: la jalousie, l'angoisse, la souffrance, la sexualité et tout cela. C'est là où je voulais en venir. Punditji, je pense — j'utilise le mot « penser, » excusez-moi d'utiliser ce mot — est-il possible, sauf dans le domaine biologique, que la psyché ne constitue pas le centre? Comprenez-vous ma question? Une fois que vous avez compris ceci, vous êtes en dehors, vous êtes fini.

JU: Expliquez-vous un peu, s'il vous plaît.

K : Monsieur, nous avons l'idée d'un chemin, d'un but, d'une réussite. Un chemin requiert discipline, contrôle et sacrifice. L'horreur de tout cela. Mais quelqu'un comme K arrive et dit: « N'endurez pas toutes ces choses. Soyez conscient de la nature, soyez conscient de tous vos sens et du fait que les sens créent le moi etc. Voyez cela comme un immense mouvement et en un éclair, vous en êtes sorti. Il ne s'agit pas de grimper, grimper, se sacrifier, renoncer, se discipliner, pratiquer — oh, tout cela est faux! Je suis paresseux. Je ne veux pas pratiquer. »

Q : Est-ce que je vous ai bien compris si je dis — vous dites que tout ce que nous avons décrit est la conscience.

K : Oui, c'est ce que nous avons dit.

Q : C'est ce que vous avez dit. Mais…

K : Cela fait partie de l'égoïsme.

Q : Oui, c'est le moi.

K : Ne vous écartez pas de l'égoïsme.

Q : Vous avez dit finalement, si j'ai bien compris…

K : Voyez la futilité.

Q : Vous venez de dire qu'à partir de cela vous évincez le temps. Il n'y aucune place pour le temps dans la compréhension de tout cela. Dès l'instant où cela se fait, c'est fini.

K : Mais je n'en suis pas sûr. Je me demande si je ne me trompe pas. Par conséquent, je commence, en mettant tout en doute. Je termine, en mettant en doute. Non, quelque chose vous échappe. J'ai commencé, en mettant en doute, en contestant et en m'interrogeant. Je n'interroge pas quelqu'un, je m'interroge. Je termine en doutant, en contestant et en m'interrogeant. Je laisse cette question vivre. Je ne dis pas: « Y a-t-il une réponse? » Cette question détruit tout à elle seule.

Q : Il n'y a pas de conclusion?

K : Monsieur, Punditji, vous et moi avons un dialogue. Vous me posez une question, j'y réponds. Puis vous répondez à cette question. Nous continuons ainsi — question, réponse. Nous en arrivons à un point où la question elle-même constitue la réponse. La question elle-même est si vitale qu'elle rompt le…

Q : Je pense qu'il serait utile que vous décriviez de nouveau cet état particulier. Vous venez de dire que K le mettait en doute. K l'a toujours expérimenté, mais il met en doute même cette non-question, cette non-expérimentation. Puis il dit que cette question demeure et que la question est la réponse. Pouvez-vous en dire plus? Redites-nous simplement la même chose. Ce serait utile.

K : K arrive, un homme étrange venant de la chaîne sombre de l'Himalaya et il demande: « Pourquoi vivez-vous toutes ces choses, les Bouddhas, le Christ, la discipline, le sacrifice, le renoncement et le contrôle. Ne le faites pas. Il y a autre chose. » C'est voir simplement la futilité de tout ceci et quand vous voyez vraiment la profondeur de cette futilité et que vous demandez comment cela s'est produit et que vous vivez avec cette question, ne trouvez pas de réponse, alors cette question s'épanouira et se fanera. Tout comme une fleur. Si vous laissez cette fleur tranquille, en la surveillant attentivement et en la nourrissant, la fleur s'épanouira et fanera. Finalement, il n'y a plus de plante — c'est-à-dire rien.

Q : Puis-je approfondir? Ce dont vous venez de parler, nous le connaissons tous, nous en avons parlé. Mais vous avez dit autre chose: en voyant le flot, en m'interrogeant et en mettant une fin, le flot continue de couler. La question demeure.

K : C'est cela. C'est cela.

Q : Et la question est tellement forte, tellement puissante…

K : Je ne pose pas cette question à la légère. C'est mon sang.

Q : …Que lorsqu'elle demeure, cela à une énergie explosive, indépendante de moi, c'est comme libérer…

K : Cela n'a rien à voir avec moi. C'est comme un feu qui brûle.

J. Krishnamurti
(Traduit de l'anglais.)

© Copyright Krishnamurti Foundation Trust Ltd, Londres, Juin 1986.


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