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SOMMAIRE

BULLETIN INTERNATIONAL DE L'ÉTOILE
  N° 3 - PDF Décembre 1929  


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POÈMES


Désirer, c'est vivre,
et la liberté de la vie est la libération du désir.
Aimer, c'est vivre,
et le bonheur de la vie est l'incorruptibilité de l'amour.
Penser, c'est vivre,
et l'union avec la vie est la gloire d'un esprit infini.

Avec la vie éternelle,
une, impérissable, sans mesure,
je communie :
Mon immortalité à moi, c'est mon Bien-Aimé,
Le Bien-Aimé de toute vie.

J. KRISHNAMURTI.  


Dans la paix du soir
Je célébrais mon amour.

O vie, ô Bien-Aimé,
en toi seul est l'amour éternel,
en toi seul la source intarissable de la pensée.

La raison, trésor de l'esprit,
L'amour, parfum du coeur,
sont d'une même substance
mais coulés en des moules différents.

De même qu'une pièce d'or
porte deux images
séparées par une mince paroi de matière,
ainsi, entre l'amour et la raison
l'intelligence fait équilibre.

O Vie, o Bien-Aimé,
en toi seul est l'amour éternel,
en toi seul la source intarissable de la pensée.

J. KRISHNAMURTI.  


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NI LE TEMPS…


par J. KRISHNAMURTI

NI le temps ni l'espace n'existent pour l'homme qui connaît l'éternel.

L'espace et le temps sont une réalité pour l'homme qui est encore imparfait, et pour lui l'espace est divisé en plusieurs dimensions, le temps en passé, présent et futur. Il regarde en arrière et voit sa naissance, ce qu'il a acquis et tout ce qu'il a rejeté. Sans cesse le passé est modifié par l'avenir où l'attendent la mort, l'inconnu, l'obscurité, le mystère.

Fasciné par l'un et par l'autre, il ne peut plus s'en détacher. Le mystère de l'avenir contient pour lui la réalisation de tout ce que le passé lui a refusé, et ses rêves s'élancent vers ce lumineux horizon où doit se trouver le bonheur, où il faut qu'il le cherche.

Fatale erreur!

Nul ne percera jamais le mystère infini de l'avenir — impénétrable dans son évanescente illusion — ni magicien, ni prophète, ni Dieu! Au contraire, ce mystère se refermera autour de l'homme, ne le laissera pas échapper, affaiblira la source de sa vie.

On ne peut atteindre la vie au moyen du passé, ni du mirage de l'avenir. La vie ne peut être atteinte au moyen d'intermédiaires ni conquise pour un autre.

On ne peut la découvrir que dans le présent immédiat — pour soi-même et non pour les autres. Et cette découverte ne peut être faite que par l'individu qui est devenu le « Moi » éternel. Ce « Moi » éternel est créé par la perfection du Soi — une perfection qui renferme toute chose, même l'imperfection humaine. L'homme n'ayant pas encore atteint cet état dans le présent vit dans le passé qu'il regrette, dans le futur où il espère, mais jamais dans le présent qu'il ignore.

Il en est ainsi pour tous les hommes.

Suspendu entre le passé et l'avenir, le « Moi » est comme un tigre prêt à bondir, comme un aigle prêt au vol, comme la flèche à l'instant où l'on va détendre l'arc. Ce moment d'équilibre, de suprême tension, est la « création ». C'est la plénitude de la vie. C'est l'immortalité.

Le vent du désert efface toute trace des pas du voyageur.

Seule est marquée l'empreinte du présent. Le passé…, l'avenir…, du sable balayé par les vents.

J. KRISHNAMURTI.  


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KRISHNAMURTI À EERDE


Ces causeries ont été données, cet été, par Krishnamurti, au château d'Eerde, et terminent la série qui est parue dans le Bulletin d'octobre.

Krishnamurti veut qu'il soit bien compris que l'authenticité des extraits de ces articles qui paraîtraient sans autorisation dans d'autres revues ne peut pas être garantie.

Les Editeurs..  


Jeudi, 18 juillet.  

JE veux bien marquer — j'ai d'ailleurs répété déjà cela — que ce que je dis n'est pas une théorie nouvelle qu'on n'ait qu'à ajouter aux innombrables théories, philosophies et systèmes qui existent déjà. Cela n'a rien à voir avec toutes ces choses; c'est ce que je considère comme la vie — le tout. Et, le vivant, je puis dire que c'est la quintessence, la consommation, la fleur de toute vie. Je parle du couronnement de ma vie qui est la vie de tout être. Je vous en prie donc, que ce que je vous dis ne devienne pas pour vous une théorie intellectuelle à approfondir ou une agréable exaltation émotionnelle.

Je parle de ce qui pour moi est réel, de ce que je vis. Mais tout cela vous est étranger, à vous, parce que vous cherchez à évoluer au moyen de théories, de croyances et de systèmes où vous vous complaisez. Ce que je dis se rapporte essentiellement, intensément à la vie, à cette vie de tous les jours qui doit être rendue parfaite — pour tous et non pas seulement pour le petit nombre.

Lorsque je dis « la vie », j'emploie ce mot dans un sens spécial: la vie, non pas de la partie, votre vie ou la mienne, mais cette vie qui est le tout, qui comprend la vôtre et la mienne, qui est la graine de toutes les choses, qui est mobile et immobile, passagère et éternelle, qui est tout au monde. Cette vie, racine de toute chose, a créé l'homme et le dieu. Le dieu n'est que l'homme devenu noble et libre; et ce dieu, qui est l'homme, est en harmonie avec l'éternel, avec la Vie. Harmoniser son « Soi », qui est lui-même, avec l'éternel, telle est la fonction de l'homme. Ce n'est ni par la méditation, ni par la philosophie que l'on établit cette harmonie, mais par la lutte, par un contrôle suivi de nouveau d'une lutte incessante — ce dont vous n'avez pas envie. Ce n'est pas la lutte que vous désirez, c'est un chemin doux et facile. Il faut établir cette harmonie entre ce qui est éphémère, et qui se trouve en chacun de nous, et ce qui est permanent, et qui se trouve aussi en chacun de nous.

La vie crée l'homme, puis elle le laisse absolument indépendant, compatible, limité, esclave des événements. Parce qu'il est indépendant, parce qu'il est libre, il lui est possible de choisir par lui-même. Mais son manque de capacité, son ignorance de ce qui est essentiel lui font choisir, parmi les choses qui l'entourent, celles qui ont le moins de valeur.

Si vous vous examinez, vous verrez que cela s'applique à chacun de nous. Si vous regardez en vous-même, vous verrez qu'il y a le « Moi » changeant et le « Moi » immuable. N'en faites pas l'Ego et la Monade, vous mettant ainsi en repos. Vous ne connaissez pas plus l'Ego et la Monade que vous ne connaissez ce dont je parle. Si vous regardez en vous-même vous y verrez le soi qui est changeant, jamais immobile, sans cesse différent. N'est-ce pas vrai? Et puis, en même temps, il y a le soi qui est invariable, sans changement, assuré, calme, résolu. De ce soi vous ne savez rien.

Les deux existent, et il appartient à chacun de faire du soi changeant le Soi immuable, serein, préservateur. C'est-à-dire que vous devez transformer ou plutôt transmuer le changeant en immuable, parce que vous ne pouvez faire descendre l'immuable dans le changeant, l'éternel dans le transitoire, mais, au contraire, par la purification, la lutte, les renoncements, les sacrifices, par un effort continuel, vous devez transmuer le changeant et le fondre dans l'immuable. Ne pouvant faire descendre l'éternel dans l'éphémère, ne pouvant harmoniser le Soi éternel au soi progressif et changeant, vous devez transformer ce soi en ce qui est éternel. Tout le monde, au contraire, essaye de faire descendre l'éternel dans le transitoire.

C'est parce que vous cherchez à éviter toutes les luttes, toutes les souffrances, toutes les douleurs, parce que vous cherchez à vous dérober aux expériences plutôt qu'à les transmuer, que vous avez tous vos abris confortables, vos philosophies, vos dieux, vos temples, vos églises et vos religions. Vous cherchez à vous évader, à oublier et à vous abîmer dans l'éternel. Vous ne le pouvez pas! Car là où se trouve quelque chose de corruptible, l'incorruptibilité ne peut exister; là où se trouve l'imperfection, la perfection ne peut régner. Vous devez donc faire de ce moi progressif, variable et sans cesse changeant le Moi incorruptible, fixe, préservateur, conservateur, immuable, éternel, qui n'est ni l'être ni le non-être, ni la sagesse ni la non-sagesse.

Vous trouvez la vérité pendant que s'opère cette transmutation et non simplement lorsque vous êtes parvenu au but. La Vérité est dans votre progrès vers l'éternel, non dans la consommation finale; la consommation finale est naturelle, elle résulte d'un processus continu. C'est cette vérité, cette vie, cette libération, ce bonheur que vous devez regarder pendant que vous transmuez ce qui progresse pour en faire ce qui est inchangeable, éternel. C'est pourquoi il faut vous occuper du moi progressif, et c'est en lui donnant vos soins, en le rendant pur, fort, intrépide, complet par lui-même, totalement délivré de toutes les illusions qu'on l'harmonise à l'éternel.

Après la causerie, on posa à Krishnamurti, comme il l'avait suggéré, quelques questions qu'avaient fait naître les discussions.

QUESTION. — De quelle manière comprenez-vous la relation, le rapport, entre le « moi » progressif et le « Moi » éternel? Pourquoi le moi progressif désire-t-il devenir le Moi éternel?

KRISHNAMURTI. — Pourquoi désirez-vous être heureux? Pourquoi désirez-vous être libres? Pourquoi cherchez-vous à mettre de l'harmonie dans tout ce que vous faites? Pourquoi le moi qui souffre, qui peine, qui lutte, cherche-t-il toujours ce qui est calme, serein, bien équilibré? Vous voulez vaincre la douleur et la peine et établir en vous ce qui est incorruptible, donc plein de bonheur, ce qui ne lie pas, ce qui est libre.

QUESTION. — « L'union simple » est-elle la fusion du « moi » progressif avec le « Moi » éternel?

KRISHNAMURTI. — Vous aimez tous cette expression, « l'union simple », mais pour vous elle ne signifie rien. Cela a l'air si simple que tout le monde pense pouvoir y parvenir.

L'union simple est très difficile parce qu'il faut du génie pour être simple — non pas puéril; je ne veux pas parler de cette simplicité qui ne serait que de la grossièreté, mais de la véritable simplicité du raffinement qui vient lorsqu'on a dépassé toutes les choses extérieures. Cette simplicité résulte de beaucoup de douleur et de souffrance et d'une profonde compréhension. Voici la question; « Le progrès consiste-t-il en l'union du « moi » progressif et du « Moi » éternel? » Naturellement. Mais vous désirez cette union avec l'éternel avant d'être en harmonie avec vos amis, en sympathie avec vos voisins, avant de vous montrer tolérants envers ceux qui sont trop intellectuels ou ne le sont pas assez. Pour aboutir à cette union avec l'éternel il faut d'abord qu'il y ait harmonie en vous-même. Vous y pensez tous comme à quelque chose de lointain; mais ce n'est ni loin ni près.

QUESTION. — Le Soi éternel est-il la vie?

KRISHNAMURTI. — Oui.

QUESTION. — Si la Vérité réside dans le processus du perfectionnement, cela veut-il dire que la perfection soit progressive? Devient-elle de plus en plus parfaite?

KRISHNAMURTI. — Pas selon mon point de vue. La perfection du caractère n'est pas progressive; il y a une autre chose qui est progressive. Je peux vous l'expliquer ainsi. Le soi — intelligence et émotion — doit progresser jusqu'à ce qu'il soit en parfaite harmonie avec l'éternel. Quand vous marchez vers un but, il y a progrès, mais quand vous êtes parvenus à ce but vers lequel vous vous dirigiez, une certaine sorte de progrès cesse et une autre sorte de progrès, de perfection commence. Le désir d'être parfait existe tant que vous avancez vers l'éternel. Mais quand vous vous trouvez enfin en harmonie avec l'éternel la perfection progressive à laquelle vous avez été habitués cesse. Vous regardez tout cela avec un esprit et un coeur qui sont encore prisonniers de la limitation; aussi, pour vous, toutes choses, qu'elles soient parfaites ou imparfaites, bonnes ou mauvaises, sont-elles sujettes au progrès. Vous jugez du milieu de la limitation. Quand je parle de cet éternel qui se trouve au delà de la limitation, vous appliquez les mots de perfection progressive et de limitation à ce qui ne peut être décrit par des mots. Après tout, ce que je vous décris, vous ne pouvez que le sentir vaguement; pour vous, c'est incertain, vous ne pouvez pas le discuter, vous ne pouvez pas l'expliquer. Mais quand cela deviendra votre propre connaissance, votre propre certitude, peu vous importera de le discuter, d'en parler, de le mettre en question, et personne n'ébranlera votre certitude.

QUESTION. — Le « moi » progressif, qui n'est pas en parfaite harmonie avec l'éternel est en opposition avec les conditions sociales. Après s'être harmonisé avec l'éternel, il paraît encore être en opposition avec elles, bien qu'il exprime les besoins les plus profonds de la société.

KRISHNAMURTI. — C'est-à-dire: « Aussi longtemps que le « Moi » n'est pas en harmonie avec l'éternel, il doit être en conflit avec les conditions sociales; mais lorsque ce « Moi » a atteint l'harmonie, bien qu'en apparence il soit en conflit avec les conditions sociales et économiques du monde, n'exprime-t-il pas les besoins les plus profonds de la société?

Lorsque vous, en tant qu'individu, n'êtes pas encore en harmonie avec l'éternel, vous êtes naturellement en opposition, en conflit, avec toutes les circonstances extérieures. Vous vous révoltez contre toutes les choses non essentielles qui vous sont imposées par l'autorité, au moyen de la crainte ou de l'ambition. Si vous vous révoltez contre ces choses que la société, les conditions sociales, l'humanité, vous imposent, lorsque l'harmonie avec l'éternel sera établie en vous, vous serez dans un état de révolte encore plus grand. Mais vous n'êtes pas même en révolte contre les choses ordinaires! Vous avez peur, vous ne prenez pas vraiment à coeur ce qui concerne la vie. Vous prenez à coeur des choses qui, en réalité, n'ont aucune importance. Vous avez acquis une sagesse qui concerne des choses enfantines. Il nous faut créer des hommes forts qui sont en révolte parce qu'ils sont harmonisés avec l'éternel — ce qui est bien plus grand et plus beau que d'être en révolte parce qu'on n'est pas harmonisé. Lorsque vous êtes harmonisé avec l'éternel, vous voulez transformer les gens, vous voulez tout transformer, vous avez en vous la flamme claire et pure.

Je veux avoir une douzaine d'hommes qui prennent vraiment à coeur cette chose, et non leurs petits dieux particuliers, leurs petites lumières particulières. Afin d'être réellement en révolte, d'avoir cette extase qui conduit au but et qui est née de l'harmonie avec l'éternel, le « Moi » progressif doit être en révolte contre toutes les circonstances extérieures. Pour cela, il faut être tout le temps pleinement conscient de soi, constamment en éveil.

QUESTION. — Ne pensez-vous pas que si l'on se sait et se sent un avec la vie, et que l'on vive la vie en suivant sa voix intérieure, qui est la voix de la vie, toutes les limitations tombent et que nous connaissions ce bonheur dont vous parlez?

KRISHNAMURTI. — Vous retournez de nouveau au mystère. La vie n'a pas de voix; cette voix intérieure est le résultat des expériences. La vie vous laisse progresser seul vers la vie — vers le tout. Elle ne s'occupe pas des individus. Ne pensez pas que ce soit un dogme cruel. Si la vie s'occupait de vous, vous seriez parfait, émotionnellement, mentalement et physiquement. La voix intérieure est le résultat de votre propre expérience, c'est l'intuition.

QUESTION. — La vision de l'essence du « moi », de l'éternel, vient-elle tout d'un coup ou petit à petit?

KRISHNAMURTI. — La lumière du soleil vient-elle tout à coup? Le soleil se lève-t-il soudainement au milieu du ciel? Le printemps, avec tout son feuillage nouveau, éclate-t-il tout d'un coup? ou l'obscurité tombé-t-elle soudainement sur vous? Vous désirez que cette vision vienne soudainement — voilà pourquoi vous posez cette question. Vous voulez qu'elle vous soit révélée tout d'un coup. Il ne peut pas en être ainsi. Au contraire, c'est un processus continuel, qui se poursuit sans cesse — ombre après ombre, lumière après lumière, souffrance après souffrance, joie après joie.

QUESTION. — Le « moi » dont nous sommes tous conscients est-il le « moi progressif » quel que soit le degré qu'il ait atteint?

KRISHNAMURTI. — Certainement. Vous n'êtes conscients que de ce « moi »; pas du « Moi » éternel.

QUESTION. — Le progrès réel ne commence-t-il qu'après une rupture complète avec tout ce qui n'est pas essentiel?

KRISHNAMURTI. — Le progrès réel part du moment où le « Moi » progressif commence à pénétrer dans le « Moi » qui est en dehors du temps. Comment vous éloignez-vous des choses non essentielles? En reconnaissant la stupidité, l'enfantillage de toutes ces choses. Mais comment arrivez-vous à ce stade? En réfléchissant, en souffrant, en questionnant, en étudiant, en ayant des sentiments puissants.

QUESTION. — Est-il possible d'éduquer le « moi » avant d'atteindre la Libération?

KRISHNAMURTI. — C'est possible. Après, il n'y a plus d'éducation du « moi ». De nouveau vous espérez qu'il existe un moyen vous permettant de ne pas éduquer maintenant le « moi ». Oh! vous ne prenez pas tout ceci à coeur!


Vendredi, 19 juillet.

DANS mes causeries précédentes, j'ai séparé le soi en soi éternel et en soi progressif; ce n'était pas pour établir une nouvelle théorie ou une nouvelle philosophie, mais simplement parce que c'est plus commode et pour que ce fut tout à fait clair pour vous comme ce l'est pour moi. N'en faites donc pas un système, je vous prie, ni une philosophie. Cela doit être compris clairement par chacun, et non pas en groupe, non pas collectivement. La Libération est atteinte par l'individu. Si vous essayez d'en faire une philosophie ou un système ou un dogme, vous l'appliquez à la collectivité, à laquelle elle n'est pas applicable; c'est une perception purement individuelle, une lutte et un effort personnels pour comprendre clairement.

La Libération doit être atteinte par l'humanité entière, donc par chaque individu séparément. Vous devez être libéré de toutes les cages. Il faut vous libérer de celle que vous construirez avec mes propres paroles. Vous allez bâtir cette cage pour vous permettre d'esquiver certaines choses qui vous font souffrir. Mais si vous faites une béquille, une cage, de ce que je dis, vous serez aussi loin qu'auparavant de la Libération, vous serez tout autant esclaves. Essayez de me comprendre tout à fait clairement, et par votre perception intérieure encouragez-vous à faire l'effort qui purifiera votre vision et vous donnera la vraie compréhension.

Ainsi que je le disais, la vie qui est toute chose, qui est libre et inconditionnée, dans laquelle se trouve le germe de tout, est le « Moi » universel, éternel. J'essaye d'exprimer quelque chose qui ne peut jamais être exprimé par des mots, mais n'en faites pas un dogme.

Afin de parvenir à la vie qui est libre et inconditionnée, qui contient tout, et qui cependant ne peut tolérer en elle rien d'impur, de corruptible, d'imparfait, vous, en tant qu'individus, en tant que « Moi » séparés de cette vie devez créer en vous l'harmonie et vous unir à cette vie libre. En d'autres termes: Vous, en tant qu'individus — peu importe en ce moment que ce soit le « Moi » progressif ou le « Moi » universel — devez être incorruptibles et libres, car cette vie universelle doit être concentrée en vous. La vérité ne peut être dégradée, la vie ne peut être limitée par des codes de morale, des cultes, des autels; aussi vous devez, vous le « Moi » individuel, rejeter ces limitations créées par la crainte et par le désir de réconfort, et établir en vous l'harmonie au moyen d'une continuelle élimination.

Il faut que vous deveniez vos propres législateurs et que vous soyez complètement libérés de toute autorité extérieure, de toute crainte. Etant entièrement responsables de vous-mêmes, il vous faut d'abord percevoir cette vision, cet accomplissement de toute vie qui est la liberté et établir votre propre loi d'après cela, selon votre jugement et non celui d'un autre.

Après tout, vous ne pouvez pas me dire ce que je dois faire ou ne pas faire; et je ne vais pas vous dire non plus ce que vous devez faire et ne pas faire. Mais si vous avez souffert, si vous avez observé que vous soyez dans la solitude ou que vous soyez très entouré, vous savez que toute vie — la vie individuelle et la vie qui est tout autour de vous — doit aboutir ultimement à cette vie qui est, cette vie qui n'a ni commencement ni fin. Sachant que c'est là le but — si je puis employer ce mot sans le limiter — vous pouvez développer intérieurement une perception vraie et exacte qui sera votre propre législateur.

C'est le seul moyen d'être libre, de ne craindre ni les circonstances extérieures, ni ce que disent et pensent les autres. Si vous avez en vous la certitude née d'une véritable compréhension et dont la graine se trouve dans l'immortalité, et la liberté à laquelle toute vie doit aboutir, vous puiserez là le pouvoir de marcher droit. Alors vous n'aurez plus besoin d'avoir peur, vous n'aurez plus besoin de créer des dogmes et des philosophies.

Pour arriver à cette perception de la liberté, vous devez suivre un processus d'élimination. Je vous dis « vous devez », mais ne le faites pas, je vous en prie, parce que je vous demande de le faire. Vous êtes ici parce que vous voulez comprendre, parce que vous pensez que j'ai atteint le but et que je puis vous aider. En réalité, je ne peux pas vous aider, mais je pense vous rendre claire cette perception afin que, par vos propres forces vous puissiez lutter pour l'atteindre et devenir des hommes libres et inconditionnés. Vous ne pouvez pas percevoir cette vision de vie avec toutes vos complications, et sans cette perception vous ne pouvez rien faire. Je ne sais pas ce qui vous empêche d'éliminer toutes les choses inutiles, tout ce qui n'est pas essentiel. Chacun de vous, individuellement, doit réfléchir à la manière dont il va le faire, autrement ce que je dis sera complètement inutile et n'aboutira qu'à créer une autre béquille. A la place de vieilles, vous en auriez une nouvelle.

En somme, cela demande une certaine détermination. Quand vous courez après l'argent, l'amour ou le plaisir, vous y pensez constamment, cela vous stimule et vous tracez des plans pour atteindre votre but. Mais ce dont je parle est, soyez-en sûrs, plus grand que tous les plaisirs, que toutes les richesses, plus grand que tout amour. Et si cela vaut la peine d'être possédé vous devez aussi tracer des plans pour l'atteindre, vous devez être constamment en éveil, constamment conscients de tout ce que vous faites.

QUESTION. — Quelques personnes ont fait à vos enseignements sur la vie l'objection suivante: La vie étant toujours exprimée par des formes, elles ne peuvent concevoir la vie pure. Il me semble que la vie et les formes ne sont pas opposées car, pour moi, la vie n'est ni la forme ni l'absence de formes, mais des formes toujours changeantes, toujours en devenir, tandis que la forme elle-même est produite par l'illusion de demeurer immobile. Cela s'accorderait-il avec votre point de vue?

KRISHNAMURTI. — En partie. Pour moi, il n'y a pas de séparation en forme et vie, esprit et matière; tout cela ne fait qu'un. La forme est l'expression de la vie. Si la vie n'est pas forte, énergique, vitale, souple, complètement libre, vos formes sont des limitations. Aussi vous devez vous occuper de la vie et laisser les formes s'occuper d'elles-mêmes.

QUESTION. — Vous dites que le sentier que vous enseignez est le plus court et le plus simple. Pourquoi donc si peu de personnes dans l'histoire l'ont-elles suivi?

KRISHNAMURTI. — Combien parmi vous voulez essayer ce que je dis, l'expérimenter? Très peu. C'est pourquoi il y en a si peu dans l'histoire. En somme, l'homme qui arrive à la Libération atteint son but en suivant le processus des choses ordinaires, quotidiennes, sans importance, comme le fait chacun. Mais lorsqu'il est arrivé au but, il se rend compte que toutes ces petites choses, ces choses non essentielles sont inutiles. Il dit alors aux autres: « Ne faites pas cela ». Mais il y en a très peu qui l'écoutent. Très peu combattent avec lui pour les choses essentielles.

QUESTION. — Jusqu'à un certain âge on doit instruire l'enfant de l'extérieur. Jusqu'à quels stades de l'évolution humaine cela pourrait-il s'appliquer?

KRISHNAMURTI. — Vous ne pouvez appliquer cela à l'humanité. Nous ne nous occupons pas de l'humanité. Ne confondez pas, je vous en prie. Nous nous occupons de l'individu, car l'individu est l'humanité. Si l'individu a besoin d'être instruit de l'extérieur, il doit alors décider à quel stade il le sera et à quel stade il ne le sera pas. On ne peut pas établir de loi; tout dépend de l'individu.

QUESTION. — Vous dites que vous enseignez la vérité absolue. Votre expression de celle vérité absolue est-elle forcément limitée par les mots?

KRISHNAMURTI. — Certainement. Si j'avais un nouveau vocabulaire, ce serait parfait, mais il faudrait que vous et moi l'apprenions. En employant les mots ordinaires — non pas des expressions philosophiques ou techniques — en essayant d'expliquer des choses qui sont inexplicables avec les mots ordinaires, je suis naturellement limité. Mais la limitation des mots ne deviendra pas une limitation de la vérité. Pas pour moi, en tout cas. Pour moi, tout ceci est une vaste, une immense expérience que tout homme doit avoir, dans laquelle il doit vivre et se concentrer. C'est le ciel entier, et les mots sont des fenêtres. On ne peut pas traduire en mots l'immensité du ciel. Mais si vous allez par de là les mots — intellectuellement et non pas mystiquement et d'une façon vague — alors l'illusion des mots disparaît.

QUESTION. — Toute chose, tout être qui existe réellement dans la nature doit avoir sa place naturelle, c'est-à-dire la place que lui donne sa nature propre et sa valeur intrinsèque; il doit ÿ avoir entre tous les êtres une relation dépendant de ces valeurs intrinsèques et les représentant dans de justes proportions — comme, par exemple, la relation naturelle existant entre l'homme et les animaux. Quelle est donc, à notre stade actuel d'évolution, notre relation naturelle avec des êtres plus hauts, surhumains, comme les Maîtres et les Anges? (Je ne songe pas à les adorer ni à m'appuyer sur eux.)

KRISHNAMURTI. — Vous voulez savoir quelle est la relation naturelle entre l'homme et les êtres plus élevés, surhumains, comme les Maîtres et les Anges? Quelle est la relation naturelle entre le sauvage et l'homme soi-disant civilisé? Il y a l'évolution entre eux, la distance. Voilà la relation naturelle. Vous voulez connaître la relation naturelle entre l'humanité et les Maîtres et les Anges. La même qu'entre un sauvage et un homme civilisé. Mais cela a très peu d'importance pour chacun d'eux, parce que l'homme ordinaire et le Maître doivent tous deux arriver au même accomplissement de la vie — c'est de cela que je parle et non des stades naturels. Il importe donc peu de savoir qui est plus avancé que vous et qui est derrière vous. De mon point de vue, c'est prendre pour l'essentiel ce qui est sans importance.

Vous vous intéressez tous passionnément à la question des Maîtres; vous voulez savoir s'ils existent ou non, et ce que je pense d'eux. Je vais vous dire ce que je pense. Pour moi il importe peu qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, parce que je dis que l'homme doit arriver à cette Libération à laquelle les Maîtres aussi doivent arriver. Occupez-vous donc de cela et non de savoir qui vous devance. Lorsqu'il vous faut aller au Camp ou bien à la gare, il y a des gens en avant de vous, plus près du Camp, plus près de la gare, des gens qui sont partis avant vous. Qu'est-ce qui est plus important? D'arriver à la gare ou de s'asseoir et d'adorer l'homme qui vous devance? Vous et lui êtes tous deux très loin du but; tous deux vous avez à y arriver, car toute vie y mène.

QUESTION. — Comment la vie, telle que vous la voyez, diffère-t-elle de la conception théosophique du Plan Divin? Voulez-vous dire que ce plan n'existe pas, ou plutôt, si je me risque à vous interpréter, que dans cette conception du plan on représente le perpétuel courant de vie divine comme quelque chose de trop statique, divisé en compartiments, et dans un sens anthropomorphique?

KRISHNAMURTI. — Je ne sais pas ce que c'est que le plan divin théosophique; j'ai à deviner d'après la question posée que quelque chose est établi, statique. Je ne fais que suivre le questionneur. Un autre théosophe pourrait dire: non, ce n'est pas ainsi.

Pour moi, la vie ne peut avoir de plan. La vie qui est inconditionnée, libre, totale, est entièrement délivrée de tous les plans. Dès que vous avez un plan, vous faites entrer cette vie dans la limitation. Et, comme vous ne pouvez faire descendre ce qui est au-dessus de toute condition, ce qui échappe à tout contrôle, votre plan ne peut correspondre à la vie libre.

QUESTION. — En ce qui concerne la réconciliation de l'ancien et du nouveau, n'y a-t-il pas deux sortes de réconciliation? L'une qui essaie d'éviter la décision, l'issue réelle, et tâche de pratiquer l'ancien et le nouveau, partie l'un, partie l'autre. L'autre sorte de réconciliation est résolue à choisir, mais veut comprendre le lien entre l'ancien et le nouveau. Ce qu'on nous a dit sous la forme ancienne est, ou du moins semble cohérent en lui-même. Ce que vous dites et ce que vous êtes n'est pas seulement cohérent en lui-même, mais c'est pour moi la plus haute forme de vérité vivante que je connaisse. Mais, sur plusieurs points, je ne comprends pas le sens exact de vos paroles, ni les applications pratiques qu'elles impliquent. Je puis dire honnêtement que pendant ces semaines, ici, j'essaie de vous comprendre. Dans mon être le plus profond, je sens que j'ai déjà fait le choix du Sentier direct. Je sens que ce n'est plus maintenant, depuis ces dix jours que je vous ai entendu, une question de choix du tout, et que je ne puis retourner vers le passé. Et cependant, il y a encore dans ma conscience quelque incertitude. Est-ce que je vous comprends bien quand je dis: Il y a la vérité relative, à l'ancienne manière (stades du sentier du disciple, gouvernement intérieur du monde, etc…), mais que ces deux routes ne peuvent être suivies par le même homme; que la voie ancienne n'est pas fausse, mais que l'individu doit choisir par où il veut aller?

KRISHNAMURTI. — Tout à fait juste. Vous devez décider ce que vous voulez faire. Ce n'est pas un ultimatum; le choix est laissé à l'individu parce que, après tout, je ne puis contraindre personne, et personne ne peut me contraindre.

J'ai suivi tous ces anciens sentiers de disciple, d'adoration; je vois qu'ils sont beaucoup trop longs, trop compliqués, qu'ils ne sont pas nécessaires — car quelque soit le sentier que vous suiviez, le dieu que vous adoriez, le temple que vous bâtissiez, vous serez obligés de revenir à vous-mêmes, et de résoudre le problème du soi. Quelque sentier que j'aie suivi, il y a toujours eu en moi lutte intérieure, mécontentement, infortune, solitude, crainte, recherche de l'encouragement des autres — il y avait toujours en moi le bouillonnement d'un volcan. Aussi je dis que peu importe ce que vous croyez, ce que vous adorez, vous serez forcé de revenir à vous-même. Pourquoi avez-vous besoin de croire, d'adorer, d'avoir des dieux, des théories, des philosophies, des dogmes, des craintes? Elles sont inutiles tant que le « soi » n'est pas satisfait, qu'il ne comprend pas, qu'il n'est pas tranquille, délivré de la corruptibilité.

Comme dit le questionneur, la voie que vous suivez est une question de choix individuel. Vous pouvez préférer le confort de l'état de discipline — c'est en cela que je place le confort — mais vous serez obligé éventuellement de vous placer en face de vous-même, c'est inévitable. Il faut avoir en vous-même cette harmonie, libérée de tous les dieux, Maîtres, stades de disciple, craintes, traditions, naissances et morts, existences — tout. Je dis qu'il vaut mieux établir cette harmonie en vous-même que de chercher l'aide de l'extérieur. C'est à vous de décider, car personne ne veut que vous choisissiez l'un plutôt que l'autre — pas moi, certainement. Il faut décider; aucune Société ne va vous contraindre à le faire.

Vous ne pouvez en faire un dogme ou une philosophie: c'est un choix individuel.

Et comme vous êtes libre, vous choisirez la limitation ou la liberté, le confort ou cette intrépidité qui donne la vraie compréhension.


Samedi 20 juillet

QUESTION. — Le progrès réel commence-t-il seulement après l'abandon de tout ce qui n'est pas essentiel?

KRISHNAMURTI. — Le progrès existe tout le temps, à chaque instant. Vous progressez de jour en jour, vous changez peu à peu: c'est un progrès d'une certaine sorte — lent — pénible, fastidieux — mais qui existe néanmoins, si vous faites un effort ou non, si vous éliminez ou non. Mais il y a l'autre sorte de progrès, celle dont je parle, qui bondit, pour ainsi dire — si vous pouvez appeler bond ce qui se produit en rompant avec tout ce qui n'est pas essentiel. Comme je l'ai dit l'autre jour, vous devez être brûlant ou froid, c'est-à-dire, une chose ou une autre. Si vous dites « Je vais considérer la vie comme un jeu, une chose agréable », vous devez être opposé à toutes les choses essentielles de la vie. Mais si vous dites: « Je vais prendre la vie avec un sérieux qui ne sera pas ébranlée, qui produira la fleur de la vie en soi », alors, vous devez vous élever contre tout ce qui n'est pas essentiel. Il faut être entièrement pour une chose ou entièrement pour l'autre. Vous ne pouvez user de compromis. Dès que vous usez de compromis, bien qu'il y ait aussi progrès, ce n'est pas ce progrès que vous êtes venu chercher ici.

La majorité d'entre vous êtes ici en quête de la liberté qui est la vérité, la vie, l'épanouissement, la consommation, la fleur de toute vie. Si vous recherchez cela avec une véritable ardeur, vous devez le faire sans compromis. Alors votre progrès sera plus rapide, parce que la méthode pour le réaliser est plus énergique. Si vous rompez avec toutes vos anciennes conditions de pensée, vos anciennes idées de salut, alors, parce que vous êtes sûr de ce que vous cherchez, parce que vous n'usez pas de compromis, il y aura ce progrès qui est comme la fleur: elle a attendu pendant tout l'hiver pour s'épanouir un beau jour de printemps. Si vous voulez faire cela, il est nécessaire d'avoir l'absolue certitude de ce que vous faites. Il faut être attentif, recueilli en vous-même tout le jour, de manière à ne pas être détourné de votre but.

Qu'arrive-t-il en ce moment?

Vous êtes dans l'incertitude — et j'espère que par moi ou par vous-mêmes vous acquerrez la certitude. Comment allez-vous devenir sûrs? Non par des compromis, mais d'une manière ou d'une autre. Vous ne pouvez dire: « Je vais chercher ceci, jouer avec cela pendant un peu de temps, puis avec cela ensuite ». Vous l'avez déjà fait.

Maintenant, pour être sûrs, il faut vous décider d'une manière ou d'une autre, et en finir avec toutes les conditions extérieures qui engendrent la crainte ou les limitations. Je sais qu'il y a des personnes qui croient que c'est une attitude négative, qu'il est très facile de se retirer et de ne rien laisser subsister. Au contraire, lorsque vous vous retirez de toutes choses et que vous vous trouvez vous-même, vous devenez certain de toutes choses: pour établir la certitude, il vous faut briser avec toutes vos incertitudes.

Après tout, que recherchez-vous tous dans la vie? Si c'est l'argent, la popularité, la renommée, le confort — physique, mental, émotionnel — ce que je vous dis peut à peine vous intéresser. Mais si, au contraire, vous voulez la vérité, elle vous rendra de plus en plus seul, dans le meilleur sens, fort, calme, souple, de plus en plus votre propre maître, elle vous rapprochera plus près de cette vie qui est libre, éternelle, inconditionnée. Si vous voulez le confort, l'argent, la popularité, courez, luttez, travaillez pour les obtenir, soyez très grands dans le royaume du transitoire. Mais si ce n'est pas cela que vous voulez, alors soyez très grands dans le royaume de l'éternel.

Il faut faire une scission, il faut vous décider, il faut être brûlant ou froid. Si vous brûlez pour la vérité, vous ne devez, à aucun moment, sympathiser avec tout ce qui n'est pas essentiel. La Vérité est un danger pour toutes les sociétés, parce que la vérité ne peut se soumettre à aucune falsification de pensée ou perversion de sentiment. Elle devient un constant élément de révolte là où se trouve le non-essentiel, l'irréel. Ainsi vous, qui êtes les chercheurs de la vérité, vous devez être un danger pour tout ce qui est futile, enfantin, passager, irréel. C'est ce que j'entendais, l'autre jour, en disant que la majorité des gens ne sont pas sérieux, ils soutiennent encore le non-essentiel, consciemment ou inconsciemment.

QUESTION. — Vous dites: « Je parle du point de vue de l'éternel ». Comment nous est-il possible, à nous qui ne vivons pas dans l'éternel, de connaître le sens véritable de tout ce que vous nous proposez?

KRISHNAMURTI. — Pour percevoir l'éternel, il faut pouvoir le comparer avec l'éphémère, juger, peser les deux, car l'éternel se trouve seulement par l'éphémère. Ce n'est pas là une parole hermétique: si vous voulez trouver l'amour incorruptible, l'amour sans fluctuations, constant, impersonnel, — l'amour pour tous — il faut passer par l'amour transitoire.

Vous ne pouvez atteindre l'éternel tout d'un coup; mais ne soyez pas emprisonnés dans l'éphémère; ce dont je parle est le résultat de l'abandon de tout ce qui est éphémère — soit par la souffrance ou toute autre cause — et l'acquisition de l'éternel que tout le monde recherche dans la vie.

Si vous ne pouvez voir à travers l'éphémère, cela prouve que vous n êtes pas encore éveillé même à l'éphémère; que vous ne pouvez distinguer entre l'éternel et l'éphémère.

QUESTION. — Nous sommes amoureux: nous ne voulons pas être liés par le mariage. Nous ne pouvons élever un enfant. Mais nous voulons faire l'expérience complète de l'amour, depuis le sous-sol jusqu'aux étages supérieurs.

Que faire?

KRISHNAMURTI. — Vous voulez que ce soit moi qui décide? Comment puis-je décider? Que voulez-vous faire dans la vie? Voulez-vous être prisonnier de l'amour corruptible, ou vous libérer de l'amour corruptible? Ce n'est pas à moi de décider si vous devriez avoir un enfant ou n'en pas avoir. Le désir appelle l'expérience, considérez le désir et non l'expérience. Comme vous ne pouvez tuer le désir, que vous ne pouvez le supprimer par l'extase, il faut le transmuer. Cherchez si votre désir vous mènera vers ce que vous voulez, vous mènera vers la libération.

QUESTION. — Quand vous nous incitez à nous révolter contre le monde, voulez-vous dire que nous devrions détruire, et pousser les autres à détruire les institutions extérieures existantes, les conventions, les lois; ou bien voulez-vous dire que chacun devrait briser en soi la confiance en ces institutions ou la crainte de ces limitations extérieures — en d'autres termes, est-ce l'anarchie pour chacun que vous préconisez, ou est-ce le contrôle personnel pour ceux qui sont assez forts et assez purs pour s'y soumettre?

KRISHNAMURTI. — Si vous voulez briser les lois extérieures, je crains bien que ce ne soient les lois extérieures qui vous brisent. Les gouvernements ne vous laisseraient pas faire. La chose importante, c'est d'en finir avec la crainte des choses extérieures. Si vous avez peur, vous comptez sur des appuis extérieurs pour vous conduire. Vous devriez rompre avec tout ce qui vous soutient dans la voie droite, parce que dépendance de ces soutiens extérieurs signifie faiblesse de caractère. Il n'est pas question de briser les lois extérieures, mais de briser en vous tout ce qui tend à créer une force artificielle venant de l'extérieur.

C'est dire que vous devriez en vous-mêmes être révoltés intelligemment contre tout ce qui n'est pas essentiel, et par là même devenir un foyer dynamique, qui, par sa propre force, détruit le superficiel, le faux, l'accessoire dans toutes les choses avec lesquelles il entre en contact.

Après tout, les lois, les institutions sont notre propre création; c'est l'individu qui crée, ainsi l'individu peut modifier; cela peut demander du temps, mais seul l'individu est, en définitive, responsable des lois et des institutions. Si l'individu est faible, s'il n'est pas assez fort pour compter sur sa propre autorité, il peut renverser les institutions, mais ce sera pour en créer de nouvelles. Il s'agit donc de rendre l'individu fort, dynamique, énergique, inébranlable; pour cela, il faut qu'il soit en révolte contre toutes les choses irréelles.

« En d'autres termes, est-ce l'anarchie pour chacun que vous préconisez, ou le contrôle personnel pour ceux qui sont assez forts et assez purs pour s'y soumettre? »

— C'est le contrôle personnel pour tous, non pour quelques uns. Parce que ces quelques-uns créeront dans les autres le désir de se gouverner eux-mêmes.

QUESTION. — Souvent, pendant que vous parlez, vous vous arrêtez, comme si vous craigniez de nous blesser ou de nous offenser. Est-ce que vous sentez réellement, que venus ici dans un but sérieux, nous ne sommes pas prêts à affronter la somme de souffrances nécessaire?

KRISHNAMURTI. — J'hésite parfois parce que, personnellement, j'en ai fini avec les compromis, et que dans mon zèle je voudrais voir les autres faire de même; mais je ne puis les y obliger.

QUESTION. — Que voulez-vous dire par « la libération

KRISHNAMURTI. — Allons-nous encore soulever la question!! La libération n'est pas négative; elle est, à mon point de vue, l'épanouissement de la vie arrivée à sa pleine maturité. La libération est la consommation de toute vie, hautement développée, hautement cultivée, hautement évoluée. La libération est le résultat de la cessation de tous les désirs. Cette liberté est l'épanouissement naturel que le désir cherche perpétuellement à atteindre, la rupture de ces murailles que le soi place devant lui-même à travers ses expériences.

Vous demandez ce qu'est la libération? Je puis vous dire seulement qu'elle est la vie, qu'elle est ces mille et une choses qui naissent quand vous avez traversé le stade d'élimination totale et que vous êtes absolument délivré de toute illusion.

QUESTION. — Si quelqu'un de nous atteignait la libération, maintenant, comment le monde extérieur serait-il changé pour lui?

KRISHNAMURTI. — Atteignez la libération, et puis nous en parlerons. Vous me demandez de mettre l'infini en termes de fini, de le traduire en mots pour une intelligence limitée.. Si vous n'avez pas l'expérience d'une chose, j'aurai beau m'efforcer d'écrire, de faire des conférences, des causeries, je ne pourrai jamais vous la faire goûter par mes paroles. Une expérience de cette nature est l'aboutissement naturel de l'évolution humaine, des luttes, des peines et des joies humaines. C'est la consommation de la vie individuelle, aussi bien que de la vie universelle. Il est impossible de décrire ce qui est infini à une intelligence finie, il est impossible de décrire ce qui est indescriptible. Le décrire, serait détruire sa beauté; si on pouvait le décrire, ce ne serait plus ce que vous vous efforcez de décrire.

QUESTION. — Vous dites que la Vie est libre; mais, en général, nous reconnaissons que la nature a ses lois. La science moderne dit que les lois de l'univers ne sont peut-être pas réellement les lois du Cosmos total; que peut-être les lois de notre univers changent. Je voudrais savoir si cette vie universelle donne les lois de la nature et leur est en même temps soumise?

KRISHNAMURTI. — C'est juste. Voici mon point de vue. Il y a manifestation; la manifestation est conditionnée par des lois, mais pas ce qui se manifeste. Il faut que la vie s'exprime, elle s'exprime suivant des lois; mais pour la vie elle-même qui s'exprime, il ne peut y avoir de loi. Je soutiens que pour la vie libérée, qui est la consommation de la spiritualité, il ne peut y avoir de loi; si elle était soumise à la loi, elle serait limitée.

QUESTION. — Votre point de vue s'accorde pleinement avec la science moderne. Les lois que nous considérions autrefois comme universelles ne sont que relatives; c'est un plan rempli de vie libre.

KRISHNAMURTI. — Oui, c'est juste. C'est pourquoi vous ne pouvez établir des lois pour vous conduire à la spiritualité, établir un système, un règlement de méditation, pour vous mener à la spiritualité, à la vie libérée. Vers ce qui est libre, vous ne pouvez venir les mains liées. Et comme cette vie est en vous — cette vaste immensité de vie est à l'intérieur de la vie qui est limitée en vous — pour l'atteindre, il vous faut lutter pour vous libérer de la servitude de toutes choses. Si vous établissez une loi, un dogme, un ensemble de lois pour la méditation, tout cela ne vous mènera pas vers cette liberté. Non pas que je sois opposé à la méditation: je ne voudrais pas laisser perdre un seul moment de contemplation. Vous devriez, au contraire, contempler et méditer tout le long du jour non pas fixer une heure pour la méditation et l'oublier le reste de la journée.

Contemplez toute la journée, mais n'établissez pas une loi pour la contemplation. Vous ne pouvez créer des lois pour la spiritualité. C'est une expérience intérieure qui ne peut être traduite en termes finis pour un esprit limité.

C'est une expérience si vaste, une vie si immense, que si vous ne l'avez expérimentée vous-même, elle doit rester un mystère, une chose secrète, cachée, et vous ne pouvez la discuter, ni poser des questions à ce sujet.

Et voilà ce que je trouve si important: non pas que vous dirigiez vos investigations sur ce que j'éprouve, ce en quoi consiste la libération; mais que vous développiez votre propre perception, que vous soyez parfaitement harmonisés au dedans. entièrement libres, délivrés de toute illusion. Voilà ce qui importe, et non pas quel sera l'effet ou le résultat pour votre conscience, ni ce que vous ferez quand vous aurez atteint la libération. Vous devriez vous préoccuper de vous rendre ardents à rechercher comment vous atteindrez la libération.

QUESTION. — Celui qui a atteint la libération, la vie, la vérité, a atteint la perfection spirituelle. Dans le cours de vos causeries, vous avez dit deux fois en parlant de la vie: « C'est ce que les Maîtres et les hommes doivent atteindre. » Or, en admettant que nous ayons entendu parler des Maîtres à travers un système qui n'est pas le chemin le plus court et le plus direct, et sans chercher s'ils ont eux-mêmes suivi ou non le sentier le plus court, j'avais toujours pensé qu'en tout cas ils avaient atteint la libération. Dois-je comprendre qu'ils ne l'ont pas atteinte, ce qui voudrait dire qu'ils n'ont pas atteint la perfection spirituelle que vous avez atteinte?

KRISHNAMURTI. — Pourquoi vous tourmentez-vous au sujet des Maîtres? Je dis que les Maîtres, l'homme, tout être, doit atteindre la libération. Il vous importe très peu de savoir s'ils l'ont atteinte ou non. La question importante est: l'avez-vous atteinte? et non pas de savoir qui l'a atteinte ou si je suis plus grand que les Maîtres. En vérité, je ne m'en préoccupe pas. Que savez-vous des Maîtres, excepté ce qu'on vous en a dit? Ainsi, vous ne pouvez comparer. Vous ne pouvez dire si je suis plus grand qu'un autre ou moindre, puisque vous ne savez pas avec qui vous faites la comparaison. Pour moi, c'est une question de si peu d'importance que je préfère n'en pas parler. Je dis que les Maîtres et les êtres humains doivent atteindre comme j'ai atteint; je ne dis pas que je suis plus grand ou moins grand, ou ceci ou cela. Le point capital est de savoir si ceux qui m'écoutent se préoccupent d'atteindre eux-mêmes la libération, si leur désir est assez ardent, s'ils sont assez forts, assez libres pour l'atteindre. Si les Maîtres existent ou non, si vous êtes leurs élèves, n'est pas une question d'une importance vitale. Qui se soucie que vous soyez un disciple, ou un initié, ou un Maître lui-même? L'essentiel est que vous soyez libre et fort, et vous ne pouvez être libre et fort si vous êtes l'élève d'un autre, si vous avez des gourous, des médiateurs, des Maîtres au-dessus de vous. Vous ne pouvez être libre et fort si vous me prenez pour Maître, si vous faites de moi votre gourou. Ce n'est pas cela que je veux, mais je veux vous rendre fort et libre, réellement en harmonie à l'intérieur de vous-même, certain, non par l'extase, mais par une réflexion attentive et délibérée, après une longue recherche. Cette certitude intérieure seule pourra détruire toutes les déformations de l'irréel.


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FABLE


IL était une fois — ainsi commencent toutes les histoires vraies — un monde dans lequel tous les êtres étaient malades et tristes, et pourtant tous cherchaient à être délivrés de leurs souffrances et couraient après le bonheur. Pour l'atteindre, ils priaient, ils adoraient, ils aimaient, ils haïssaient, ils se mariaient et faisaient des guerres. Ils engendraient des enfants aussi misérables qu'eux-mêmes, et cependant ils enseignaient à ces mêmes enfants qu'ils avaient droit au bonheur, que le bonheur était leur but éventuel.

Un jour, au sein de ce monde souffrant, il s'éleva un murmure, qui grandit en une rumeur, qu'un Grand Instructeur allait venir; rempli de sagesse et d'amour pour le monde, il apporterait le réconfort à ceux qui souffrent et montrerait à tous comment atteindre le bonheur durable auquel tous aspiraient.

Pour répandre plus largement la bonne nouvelle de la venue de l'Instructeur, on fonda des organisations, des sociétés; des hommes et des femmes parcoururent le monde pour annoncer l'Instructeur. Quelques-uns le prièrent de hâter sa venue; d'autres accomplirent des cérémonies pour préparer le monde à le recevoir; d'autres s'adonnèrent à de profondes études des temps passés — où des Instructeurs étaient venus, avaient enseigné — pour essayer de le mieux comprendre; quelques-uns se proclamèrent ses disciples par avance pour qu'à sa venue ils puissent au moins se tenir autour de lui et le comprendre.

Et le jour vint. Il dit au monde qu'il venait lui apporter le bonheur, guérir ses souffrances, adoucir ses douleurs. Il dit qu'il avait lui-même, à travers de grandes souffrances, trouvé sa route vers une demeure de paix, vers un Royaume d'éternelle joie. Il dit qu'il venait pour guider les hommes vers cette demeure, mais que le sentier était raide et étroit, que seuls pouvaient le suivre ceux qui étaient disposés à se débarrasser de tout ce qu'ils avaient accumulé dans le passé. Il leur demanda de rejeter leurs dieux, leurs religions, leurs rites et leurs cérémonies, leurs livres et leur savoir, leurs familles et leurs amis. A ceux qui voulaient le faire, il promettait de leur fournir la nourriture pour le voyage, d'apaiser leur soif ardente avec les eaux vives qu'il possédait et de les faire entrer dans le Royaume du Bonheur où lui-même avait sa demeure éternelle.

Alors ceux qui, depuis de longues années, s'étaient préparés pour la venue de l'Instructeur, commencèrent à se sentir inquiets et troublés, car ils disaient: « Ce n'est pas l'enseignement que nous attendions et pour lequel nous nous sommes préparés. Comment pouvons-nous renoncer aux connaissances acquises avec tant de peine? Sans ce savoir, le monde ne comprendrait jamais l'Instructeur. Comment pouvons-nous renoncer à ces rites, ces cérémonies splendides dans l'accomplissement desquels nous avons trouvé tant de bonheur et de pouvoir? Comment renoncer à nos familles, à nos amis dont nous avons tant besoin? Quel est cet enseignement? »

Et ils commencèrent à se demander entre eux: « Est-ce bien là l'Instructeur que nous attendions? Nous n'avions jamais pensé qu'il parlerait ainsi, qu'il demanderait de nous de tels sacrifices. » Et surtout ceux qui s'étaient proclamés ses disciples, à cause de leur connaissance plus intime de sa volonté, se sentaient inquiets et troublés.

Après de longues pensées et de profondes méditations, ils trouvèrent la lumière et la solution de leurs difficultés. Et ils disaient: « Il est vrai que l'Instructeur vient aider le monde, mais nous connaissons le monde mieux que lui, et nous allons nous faire ses interprètes. »

Et ceux qui possédaient le savoir disaient: « La parole de renoncement ne s'adresse pas à nous, parce que le monde ne pourrait se passer de nos connaissances, et dans l'intérêt du monde, nous allons poursuivre la recherche de la connaissance. »

Et ceux qui accomplissaient des rites et des cérémonies disaient: « Naturellement, nous avons renoncé au bénéfice des cérémonies pour nous-mêmes, nous n'en avons plus besoin; mais nous allons continuer à les accomplir, sans cela le monde souffrirait. » Et ils continuèrent à bâtir des Eglises et des Temples, à célébrer des rites pour aider le monde, et ils étaient trop occupés pour écouter l'Instructeur.

Les seuls disposés au renoncement furent ceux qui abandonnèrent leurs maisons et leurs familles parce qu'ils voulaient se libérer des devoirs et des obligations. Et ils vinrent vers l'Instructeur et lui dirent: « Nous avons tout quitté pour vous suivre; maintenant trouvez-nous quelque emploi facile où nous puissions vous être utiles et en même temps gagner notre vie. »

Il s'en trouva quelques-uns, un très petit nombre, qui rejetèrent tout, s'assirent aux pieds de l'Instructeur, et s'efforcèrent d'apprendre de lui comment ils pourraient nourrir ceux qui ont faim et désaltérer ceux qui ont soif. Ceux-là pensaient que sa sagesse était plus capable de secourir le monde que leur savoir; que sa simplicité serait d'une compréhension plus facile que leurs complications; que l'Instructeur devait savoir mieux que personne que les rites et les cérémonies n'étaient pas nécessaires pour trouver le bonheur qu'il venait donner; qu'on pouvait renoncer à sa famille et à ses amis dans son coeur sans les abandonner physiquement.

Mais les autres leur reprochaient leur égoïsme et leur paresse. Ils disaient: « Le monde n'a pas besoin du pain de l'Instructeur, mais d'une sorte de gâteau dont nous détenons la recette. Il n'a pas besoin d'eau pour étancher sa soif, mais du vin de nos calices. Les paroles de l'Instructeur n'aideront pas le monde, elles sont trop simples, et le monde ne comprendra pas ce qu'elles signifient. »

Ainsi il n'y en eut qu'un petit nombre parmi ceux qui avaient le plus ardemment annoncé la venue de l'Instructeur qui écoutèrent son enseignement. Les uns disaient: « Ce n'est pas l'Instructeur que nous attendions, aussi nous allons préparer la venue du réel Instructeur. » Les autres élevèrent des murs et des barrières autour de lui afin que personne ne l'atteigne sans qu'eux-mêmes ouvrent les portes.

Aussi, au bout de quelques années il disparut, et les mêmes hommes le saluèrent comme un inspiré divin, ils bâtirent de nouvelles églises en son nom et inventèrent des rites nouveaux et des cérémonies compliquées pour le glorifier; et ils établirent une nouvelle religion sur l'enseignement qu'il n'avait pas donné. Et le monde continua de souffrir et d'appeler au secours.


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RÉFLEXIONS D'UN PROFANE
SUR KRISHNAMURTI


UN chien peut regarder un évêque, dit-on; il est donc permis à un profane n'appartenant ni à la S. T., ni à l'Ordre de l Étoile, ni à aucune espèce d'organisation, de dire ce qui le frappe en M. J. Krishnamurti tel que le révèlent ses écrits.

Tout d'abord, il me paraît être très jeune d'âge. Quand on est jeune, aussitôt que l'on commence à penser le moins du monde par soi-même, on se révolte généralement contre la façon dont on a été élevé, et, ce qui vous paraît tout naturel, on cherche à se frayer un sentier à soi. Le jeune homme qui a été élevé dans une famille chrétienne très orthodoxe devient libre penseur; celui qui a été élevé en libre penseur se tourne vers la religion chrétienne. De même M. Krishnamurti, élevé sous la direction d'un personnage aussi considérable que la directrice de la S. T., se révolte contre les croyances admises par les membres de cette Société; et, comme il dit dans son dernier livre, La Vie libérée: « Je me détournai des théosophes, de leur jargon et de leurs réunions! »

Il est également rempli d'aversion pour quelque chose qui, on fait plus que le deviner, imprégnait toute l'atmosphère dans laquelle il fut élevé, grâce à la Karma-yogin, mentor de sa jeunesse, à savoir l'effort, la tension, la fièvre presque de faire toujours quelque chose, sans se soucier beaucoup si ce quelque chose est utile ou non. Il n'aime pas le tempérament affairé de ceux qui, perpétuellement, courent çà et là, pour faire une chose ou une autre. Il soupçonne, et avec raison, que ce n'est là pour eux que le moyen de s'empêcher de penser, de ne pas rentrer en eux-mêmes, ce qui, à son point de vue, ne vaut guère mieux que la vie tourbillonnante de celui qui cherche le plaisir et essaie ainsi de repousser à bout de bras cette terrible maladie: la pensée. Peut-être que, s'il n'avait pas dans sa jeunesse autant souffert de cette atmosphère de Karma-Yoga, il ne la détesterait pas au point de l'appeler un stupéfiant dont certains se servent pour s'empêcher de penser.

Deuxièmement, M. K. se montre jeune parce qu'il attend des gens une élévation de pensée et de sentiment supérieure à ce qu'on est en droit d'attendre des gens ordinaires, et qu'il ne s'en aperçoit pas. Il dit aux gens qu'il leur demande de gravir une haute montagne, de monter le dernier sentier rapide, bordé de précipices qui seul conduit au sommet. Il dit aussi qu'il parle à tous les hommes et à chacun d'eux; cependant il est clair que ceux qui peuvent obéir à sa demande ne sont pas des hommes ordinaires, mais plutôt des hommes hors de l'ordinaire, puisqu'ils sont arrivés sur la montagne au niveau où commence ce sentier rapide; ils ne sont pas de la foule qui se tient plus bas, là où beaucoup de sentiers montent en serpentant, mais ils ont atteint à une hauteur qui dépasse tous ces sentiers.

Cependant si M. K. se montre jeune pour ce qui est des ans, il se montre vieux quant à l'âme, et instructeur véritable. La marque de l'instructeur qui le distingue de l'organisateur, du directeur, de celui qui prétend mener les autres, est qu'il n'a au monde qu'un seul désir dominant, le désir intense de voir ceux qui l'écoutent s'approprier la connaissance qu'il possède. Il n'a cure de leur adoration, de leur respect, de leur obéissance, de leur subordination; il abhorre même ces choses lorsqu'elles empêchent ceux qu'il enseigne de s'assimiler ce qu'il leur dit. Il leur demande seulement de tout son coeur de penser non à lui mais à ce qu'il dit; et si seulement ils consentent à le faire, peu lui importe qu'ils le mettent en pièces, lui l'instructeur, qu'ils discutent, qu'ils argumentent avec lui, qu'ils cherchent à le confondre, à s'opposer à lui, qu'ils fassent tout leur possible pour prouver qu'il est dans l'erreur. Car il sait que par cette opposition même, ils seront plus près de saisir son enseignement d'une ferme étreinte que si, sans poser de questions, docilement, ils l'avalaient d'un seul coup comme une potion.

Voilà l'homme qu'est M. K.; honneur à lui. Il ne se soucie pas du tout de sa personnalité, il ne demande à personne de s'en soucier. Ce dont, semble-t-il, il se soucie uniquement, c'est que ceux qui l'écoutent soient touchés au point de faire l'effort nécessaire pour acquérir un peu de cette vision profonde et intuitive de la Vie à laquelle il est parvenu, vision qui fait considérer du même oeil la vie sous toutes ses formes sans exception, et aimer cette Vie dans toutes ces formes sans distinction. Il semble en vérité que cette vision ne voie pas la forme du tout, mais seulement la Vie, et la voyant l'aime. M. K. paraît chercher à éveiller dans l'homme une faculté toute nouvelle, au delà de la faculté de raisonnement sur laquelle la plupart de nous s'appuient pour étendre leur connaissance. Il appelle cela « laisser la Vie en soi percevoir la Vie dans les autres, et l'aimer ».

Cette Vie qui nous entoure, qui se manifeste en toute chose, en toute créature, en tout être, c'est le « Bienaimé » dont il parle tant dans ses premiers livres. Ce qu'il souhaite ardemment, ce à quoi il travaille de toute la force de son esprit, derrière les mots qu'il prononce avec les élèves, c'est nous éveiller tous à la perception de cette Vie en toutes choses, pour que nous l'aimions, et qu'elle devienne ainsi notre « Bienaimée » à nous, comme elle est déjà le sien. S'il pouvait y réussir, s'il pouvait remplir le monde d'adorateurs de cette espèce, comme le monde serait changé, transfiguré! Et c'est cela qu'il vise, et cela seulement. Il n'essaye pas du tout de faire surgir de nouvelles sociétés, de nouvelles organisations, de nouvelles Eglises; il essaie de faire surgir des hommes nouveaux, des hommes qui auront cette vision nouvelle de la Vie, — et cela suffit. Pour transformer le monde en quelque chose d'inimaginable, le rendre meilleur et plus beau qu'il n'a jamais été, que faut-il, sinon le levain, dispersé dans sa masse, d'hommes capables d'un amour illimité, sans bornes, pour tout ce qui a vie? Lorsque dans le monde ces hommes seront en nombre suffisant pour transmettre aux autres ce qu'ils possèdent, et qu'ainsi cet amour universel ne risquera plus de dépérir, mais sera, au contraire, assuré de croître et de s'étendre dans l'humanité, le monde sera sauvé. Cela seul est nécessaire à son salut.

J. F. M.  


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ÉDITORIAL


PENDANT ces mois derniers, depuis le camp d'Ommen avec sa note fondamentale: « Pas de compromis », il en est beaucoup qui ont profondément, passionnément sondé leur coeur, afin de découvrir jusqu'à quel point ils transigent avec les choses non essentielles. La plupart des gens ont passé la plus grande partie de leur vie dans la dépendance des choses extérieures pour leur confort, leur bonheur, leur force, sans être conscients de cette dépendance. Toute leur vie ils ont été les prisonniers de la tradition, de la coutume, des croyances de toutes sortes, des amis, de la famille, et, au premier abord, la perspective d'avoir à se détacher de toutes ces choses les terrifie. Le bébé impuissant dépend de ses parents, et à mesure qu'il grandit, cette dépendance s'étend à un cercle plus vaste. On apprend à l'enfant à adorer un dieu extérieur à lui, on lui présente comme étant la vérité un ensemble de théories et de croyances, qu'on l'incite à accepter par l'attrait de la récompense ou la peur du châtiment. Il est enfermé dans les traditions, les coutumes et les points de vue de sa famille, de sa race, de son pays. Il apprend à dépendre pour ses plaisirs de choses extérieures à lui, pour son bonheur de l'amour individuel, avec tout son cortège de jalousies, de souffrances et de séparations. Sa conduite est réglée d'après des codes de morale édités dans les temps lointains.

Quelques-uns se révoltent contre les restrictions qui les entourent, mais leur révolte parce qu'inintelligente, ne les conduit qu'à plus de souffrances, qu'à un esclavage plus étroit. S'ils réussissent à rompre avec une catégorie de croyances, ou avec toutes les croyances, ce n'est que pour devenir davantage encore les esclaves de leurs passions.

Et maintenant on leur dit qu'il est possible de se libérer de toutes les chaînes, de toutes les prisons, et que le bonheur véritable et durable ne se trouve que dans la liberté. Ils apprennent, en outre, que chaque chaîne qui les lie a été créée par eux, et que personne sauf eux, ne peut les libérer. Ni les prières, ni les adorations, ni les codes de morale, ni les conventions sociales, ni l'affection, la loyauté à l'égard des personnes, ne pourront jamais dénouer les liens qu'il a enroulés autour de ses membres. Il lui faut se libérer lui-même en refusant d'être lié plus longtemps.

C'est seulement quand l'homme commence à chercher de tout son coeur la liberté, qu'il comprend qu'il en était venu à aimer ses chaînes. Quelles souffrances les hommes n'ont-ils pas endurées pour se libérer des folies et des superstitions religieuses, des dieux créés par eux, des médiateurs! Et cependant, quand cette liberté est acquise, quelle splendide expérience! Reconnaître que l'on a le pouvoir de créer dieu à son image est plus enivrant que d'adorer dans un sanctuaire, car chaque jour on peut se re-créer.

Pour ceux qui ont grandi dans la conception d'un patriotisme étroit: « Pour mon pays, qu'il ait tort ou raison », ou dans les traditions étroites d'une classe, il semble que ce soit trahir la classe ou le pays que de briser ces entraves et de développer une conscience plus vaste contenant toutes les races, les classes, les nations, et l'homme qui franchit ces étroites frontières est considéré comme un traître par sa caste ou ses compatriotes. Mais il possède une nouvelle conscience de la vie, car il vit en la multitude et non plus en quelques.

Mais ce qui est le plus pénible pour l'homme, c'est de se détacher de ses affections. Pour ceux qui considèrent l'amour individuel comme la chose la plus importante au monde, l'idée d'un amour qui ne demande rien, qui ne dépend pas de l'objet aimé, qui n'est pas exclusif mais s'étend à tout, semble n'être qu'une espèce d'indifférence. Pour la plupart des gens, la jalousie est une preuve d'amour, et ils ne reconnaissent pas comme amour celui qui reste serein et impassible en toutes circonstances. La plupart veulent être aimés exclusivement, et un amour partagé ne leur semble d'aucune valeur. La passion, la jalousie, l'exclusivisme, la crainte de l'abandon, sont les liens avec lesquels les hommes ont transformé l'amour en une prison. Ce n'est qu'en leur échappant que l'amour peut réaliser pleinement sa beauté. L'amour universel dépasse le particulier comme le sommet de la montagne domine la vallée.

On rapporte que des hommes qui avaient passé la plus grande partie de leur vie en prison, étant mis en présence de la liberté n'y virent que terreurs et se sentirent soulagés de retrouver leur entourage familier avec les murs de leur prison. La captivité engendre la peur de la liberté; ceux dont l'âme et l'esprit sont captifs ont peur aussi des espaces libres, de l'air vivifiant de la pensée et de la vie libres. Ils ont peur d'étendre les ailes et de prendre leur vol vers l'air pur du matin. Ils font un pas vers la liberté, puis se retirent sous l'abri sûr et confortable des choses familières.

Il faut du courage pour atteindre à la liberté, du courage pour renoncer aux compromis et à la faiblesse qui nous rend dépendants d'une aide extérieure. Il faut du courage pour affronter l'apparente solitude de l'aigle dans son vol. Quand on regarde à travers les barreaux de la prison, le monde de la liberté semble un royaume inconnu et étrange. Mais celui qui a le courage de briser les barreaux et d'arracher les murs environnants se trouve dans un monde si glorieux, si vaste, si éclatant, qu'il se demande comment il a pu se contenter si longtemps de rester en prison. Et il incite ceux qui sont encore emprisonnés derrière les barreaux de leur propre création, à venir à la liberté, à venir goûter le bonheur que le prisonnier ne pourra jamais connaître.

Il nous appartient de choisir: ou de rester prisonnier, serrant nos chaînes sur notre coeur, décorant les barreaux, prétendant que nous demeurons en prison pour aider nos camarades de captivité; ou bien de briser toutes les barrières, et d'éprouver notre force dans la liberté.


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