Wiki Krishnamurti
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SOMMAIRE

ASSOCIATION CULTURELLE
KRISHNAMURTI
(Association Loi 1901)

BULLETIN
de la Krishnamurti Foundation Trust Ltd.
(traduction française)

76

PREMIER BULLETIN 1999 - PDF

Openquote

Si vous êtes responsable de la vie d'un autre, vous n'avez pas le temps de
songer à votre vie. Votre vie se confond avec la vie de cet enfant. Mais si
vous, vous vous sentez responsable, alors il se produit des choses
extraordinaires.

J. Krishnamurti face à un public d'éducateurs  
au Chalet Tanneg à Gstaad.
  

 

Au cours des rencontres d'été de Saanen en 1974, Krishnamurti retrouva des enseignants de Brockwood, la directrice Dorothy Simnmons et des membres du conseil d'administration, afin de s'entretenir avec eux de l'École de Brockwood Park. Le prochain Bulletin présentera un extrait en forme de conclusion, qui, avec l'extrait ci-dessous, contribuera à commémorer dignement le trentième anniversaire de Brockwood.

HAUT DE PAGE

COMPRENEZ-VOUS
CE DONT JE PARLE ?


B76PB1999

J'IGNORE si vous avez repensé à ce dont nous parlions ensemble lors de notre dernière rencontre. La responsabilité était le sujet du débat. Je crois qu'il mériterait d'être poursuivi — qu'en dites-vous? Je pense, si je puis me permettre de le souligner — mais n'hésitez pas à me démentir, je suis loin d'être un oracle — que nous avons passé un certain cap à Brockwood et qu'il faudrait à présent nous ouvrir à quelque chose de nouveau, à un courant novateur. Ce qui ne signifie pas que ce que nous avons fait jusqu'ici ne soit pas valable.

C'est entre nous qu'a lieu cette conversation — nous qui allons être en permanence à Brockwood, qui allons y habiter, y travailler, y passer notre vie, et créer ce lieu de vie, tous ensemble. Partant de là, que pouvons-nous faire? Nous disposons d'un cadre magnifique, nous avons une école, des élèves, et nous avons franchi un certain cap à partir duquel nous devons avancer vers des espaces plus vastes, nous ouvrir à des courants plus larges. Que pouvons-nous faire? Compte tenu de tout ceci, de cet environnement, du fait que les gens sont réellement motivés, et ont une certaine compréhension des enseignements, compte tenu du terrain favorable, pouvons-nous produire des êtres humains ayant réellement les qualités du génie? Je vous en prie, soyez indulgents si je ne trouve pas les mots adéquats. Pouvons-nous créer des êtres humains réellement extraordinaires, qui soient tout ce que l'humanité devrait être? Pouvons-nous aborder ce sujet? Car toute la question est là.

Je vous envoie mon fils, ma fille. Ils viennent d'une assez bonne famille, où l'on est plutôt sérieux, intellectuel, soucieux de religion et de morale — enfin en principe. Ces enfants, je vous les envoie. Je veux qu'ils soient des êtres exceptionnels, sur le plan moral, intellectuel, religieux. Je veux qu'ils soient libres, qu'ils ne soient pas écrasés, corrompus par l'argent, par le sexe et par tout ce qui se passe dans le monde. Je veux qu'ils soient essentiellement des révolutionnaires. Pas au sens politique, mais dans le vrai sens du terme — des révolutionnaires religieux, autrement dit qu'ils soient des êtres pleinement, intégralement humains, ce qui suppose que toute leur vie en soit affectée. Je vous les envoie dans l'espoir que vous ferez d'eux de tels êtres, mais sans les couler de force dans un moule tout fait, sans leur imposer un idéal de vie. Ce qu'il faut, au contraire, c'est avoir cette intelligence suprême, de sorte qu'ils sauront ce qu'il faut faire lorsqu'ils auront grandi.

Pouvons-nous donc, tous ensemble — en tant que groupe d'individus sérieusement motivés, dévoués à cette cause, et qui allons y consacrer notre vie — contribuer à la réalisation d'un tel projet? Je ne dis pas que vous ne le fassiez pas, mais j'ai le sentiment que nous en sommes arrivés au point où nous devons creuser beaucoup plus profond, ouvrir plus largement les vannes. Nous l'avons dit, l'environnement, le bâtiment, les élèves et le lieu — tout cela, nous l'avons. Nous avons un peu d'argent, et ma question est celle-ci: si nous plongeons les enfants dans ce bain, pouvons-nous faire en sorte qu'ils soient, à la sortie, des êtres en tous points exceptionnels? Quand je dis "pouvons-nous", la question n'est pas de savoir si nous en sommes capables, mais ce qu'il faudrait faire. Comment briser les obstacles, creuser au plus profond, ouvrir les barrières pour que les eaux puissent couler à flots? C'est tout ce que je demande. Je ne dis pas que nous ne l'ayons pas fait.

Voilà donc l'un des points de réflexion. D'autre part, travaillons-nous toujours dans la ligne traditionnelle? Je ne dis pas que ce soit le cas, je pose simplement la question. Savez-vous à quoi je fais allusion quand je parle de ligne traditionnelle? Je songe à tout ce qui est absolument nécessaire: être plein de bonté, avoir le souci de l'autre, donner de son temps à chaque élève — les examens, eux, étant nécessaires ou non en fonction de l'élève; je songe aussi à la nourriture, à la qualité d'accueil, etc. C'est tout cela que je qualifierais volontiers de traditionnel — et cela, toute équipe d'enseignants intelligents et modernes est désireuse de le réaliser. Sommes-nous toujours dans la ligne de cette tradition? Je ne sais pas, je pose simplement la question. Certes on peut repousser les limites de la tradition, élargir des traditions trop étroites, mais on reste toujours dans le même domaine — celui de la tradition. Notre action s'effectue-t-elle dans ce cadre restreint de la tradition?

Un instant, accordez-moi juste un instant pour que je puisse y voir plus clair. Se pourrait-il, au contraire, que notre action touche une dimension qui échappe à toute tradition? Si nous pouvions en arriver là, alors on pourrait soit recourir à la tradition soit ne pas y recourir — et les conséquences seraient tout autres. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Je cherche les mots pour me faire clairement comprendre. Voyons — puis-je me permettre d'être quelque peu traditionnel? Je n'aime guère dire cela, mais voilà, il faut le dire: il existe, partout dans le monde, une tradition qui est valable. Elle est en voie de destruction, mais elle existe et elle a un poids immense. Et il existe une autre voie, qui n'est pas de même nature, et que nous qualifierons de "sainte" pour l'instant — bien que je déteste ce terme. Ne soyez pas obnubilés par ce mot. On a donc ces deux courants, l'un, traditionnel, est étranger à toute notion de sainteté, l'autre en est imprégné: pouvons-nous puiser à cette source-là? Est-ce que vous me comprenez? Car cette source, quand on y puise, a des effets étonnants. Je me demande si le message passe entre nous? Ces propos semblent-ils insensés?

Ce ne sont pas là des impressions. Prenons un exemple: la guerre, avec son cortège de haine, existe, n'est-ce pas? Elle n'a pas disparu, la menace plane. Ce n'est pas juste une impression: elle existe réellement. La haine — la brutalité, la violence, la tuerie — plane dans l'air ambiant, rôde dans les foyers. Elle existe. Les armées préparent la guerre, les gouvernements font de même, elle existe donc bel et bien. Que cela passe ou non par l'ignorance — elle existe. Et il y a aussi un territoire où le bien — gardons ce terme pour l'instant — existe. Il y a ceux qui sont authentiquement religieux, au bon sens du terme, et qui refusent de tuer. Cela existe aussi.

Ces deux catégories existent donc. Et il y a quelque chose qui les transcende l'une et l'autre. Cette chose, je ne veux pas encore la nommer, mais seulement l'explorer. Je déteste parler de cela, mais les faits sont là; ces deux camps traditionnels existent. L'homme dédie la plus grande part de son temps et de ses capacités au camp de la haine, de l'antagonisme, de la guerre, etc. Et il en réserve une petite partie — mais pas la totalité — à ce camp du bien. Ses capacités sont plutôt orientées vers le premier que vers le second. Et puis il existe une énergie — elle existe forcément, mais elle n'appartient ni à un camp ni à l'autre, car ils sont tous les deux sous le contrôle de l'homme. Je ne sais si je suis…

N'avez-vous pas vous-mêmes constaté les faits? Les guerres qui se succèdent aux quatre coins du monde depuis des siècles et des siècles ont créé une certaine atmosphère — n'est-ce pas? Mais il s'est aussi trouvé des hommes bons et justes, et cela a également créé une certaine atmosphère. Ces deux camps, ces deux territoires sont dans le périmètre de la perception humaine, des capacités humaines. Et nous essayons de quitter le premier territoire pour passer dans l'autre — celui du bien. Nous essayons de passer de l'un à l'autre, mais il me semble que nous restons toujours au niveau traditionnel.

Or je veux passer à autre chose. Nous avons épuisé nos énergies sur ces deux territoires, et je crois qu'il existe une autre dimension qui peut, si nous y avons accès, nous fournir une énergie qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre des deux champs précédents. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

Mary Zimbalist: Suggérez-vous que les deux champs en question émanent tous deux de l'homme?

KRISHNAMURTI. — Oui, oui.

M. Z. — Alors que cette autre chose, au contraire…

K. — N'est pas issue de l'homme. Est-ce que vous saisissez? Et je crois que nous pouvons entrer en contact avec cette chose, et que lorsque ce contact aura lieu, chacune de nos actions en sera transformée. En fait, ce que je dis là, c'est ce que disent les gens religieux, mais sous d'autres formes — je ne parle pas des scientifiques, ni des artistes, mais des individus profondément, authentiquement religieux. Pas des saints — les saints ont été fabriqués de toutes pièces par l'homme — mais de ceux qui sont allés au-delà de ces deux domaines traditionnels. Or, j'en suis convaincu, si nous parvenons à ouvrir une voie d'accès à cette autre chose, elle agira. Elle est aussi réelle que l'atmosphère, que la structure même de la guerre, du mal, de la destruction, aussi réelle que tous ceux qui s'efforcent d'être bons et justes, aussi réelle que les Quakers ou que sais-je encore — cette chose est aussi réelle que tout ceci. Est-ce que vous saisissez?

Voilà pourquoi je demande si c'est toujours à ces deux premiers niveaux que nous fonctionnons. Nous rejetons la guerre, la haine, l'antagonisme et tout le reste, mais ce vers quoi nous tendons de toutes nos forces porte encore l'empreinte de l'homme. Or il existe une autre énergie qui, elle, ne doit rien à l'homme. J'ai beau pratiquer la méditation, m'exercer à être quelqu'un de bien, à vouer aux autres un amour absolu, tout cela fait encore partie du champ restreint de ce qu'a créé l'homme. Alors, pouvons-nous accéder à cette autre dimension?

Vous allez demander: "Mais cette autre chose, cette autre dimension, comment vais-je y accéder — si toutefois elle existe?" De toute évidence, on ne peut y accéder par des moyens simplement humains, par des vertus simplement humaines, ou par des voeux de célibat, de chasteté, de pauvreté — tellement humains, eux aussi. L'expérience a été tentée en Inde, au Japon, en Europe, partout. Lorsque je vous dis ceci et que vous m'écoutez, quelle est votre réaction, que ressentez-vous? Vous connaissez l'univers de la guerre — gardons ce terme pour l'instant. Et vous connaissez l'univers du bien. Nous savons ce que sous-entendent ces deux univers. Et, comme nous l'avons souligné, ils sont tous deux nés de l'homme, ce sont donc des univers matériels, matérialistes. Et l'homme est depuis toujours en quête de quelque chose qui transcende le matériel, qui transcende ces deux univers. Car ils sont loin d'être satisfaisants; un individu profondément intelligent ne saurait s'en contenter. De toute évidence. D'où la question que se pose cet individu: "Existe-t-il une sphère dans laquelle les choses issues de l'homme n'aient qu'un rôle mineur?".

Les deux autres sphères, je les connais très bien. Je les ai fréquentées, j'en connais tous les rouages subtils, tous les problèmes, et je sais aussi tout le mal, toutes les souffrances et toutes les affections qui leur sont liées. Je les connais très bien, et elles sont peu satisfaisantes. Non que je sois en quête de satisfaction ou de gratification, mais tout cela se résume à une si mince affaire. Ce que je veux, c'est voir l'immensité du firmament — pas le petit pan de ciel conçu par l'homme. Pouvons-nous, tous ensemble, discerner cela? "Discerner" au sens d'entrer en contact avec la chose — il ne s'agit ni de spiritualisme ni de mysticisme, ni de tout ce fatras, non ce n'est pas du tout à cela que je fais allusion. Je reconnais ces deux dimensions comme étant d'origine humaine, et par conséquent tout à fait incomplètes; existe-t-il donc une chose qui ait une complétude absolue? Et cette chose, mon esprit est-il capable d'entrer en contact avec elle, de la capturer, de la regarder en face?

Ce que les hindous nomment brahman — cet état qui advient lorsqu'on renie totalement ces deux dimensions marquées du sceau de l'homme — en est l'une des traductions. J'exprime les choses à ma manière, qui n'est pas la leur — les hindous ont leur propre terminologie, leur propre mode d'expression. Les chrétiens — les vrais, pas les chrétiens de pacotille — on dit, eux aussi, à leur manière, que l'homme devait transcender tout ce dont il est question ici. Voilà pourquoi je m'interroge, comme si j'étais en position de maître à élève face à vous. J'ai essayé — je le dis — ces deux voies traditionnelles au sein de l'école. J'ai tout essayé, mais je ne suis satisfait ni de l'une ni de l'autre de ces deux voies. Elles ne m'insufflent pas la flamme, la passion, l'élan, le feu. Si elles m'apportent quelque chose, j'en reste cependant toujours au rôle de réformateur social. Or c'est la passion qu'il me faut, afin de pouvoir créer à partir de cette passion.

Si nous discutons ici de tout cela, c'est pour pouvoir en fin de compte découvrir la réponse. Nous devons définir clairement le problème et le mettre devant nous. Le problème est le suivant: nous avons constamment oeuvré — et nous oeuvrons peut-être encore — dans cette sphère d'inspiration humaine. C'est au sein de cette sphère que se fait notre éducation et c'est plus ou moins dans la même sphère que nos contacts se nouent. Alors, je me le demande, est-il possible d'entrer dans une autre dimension, celle d'où jaillissent des miracles? Ne sursautez pas au mot de "miracle" — si nous disions plutôt: une dimension d'où surgit quelque chose de neuf? Je ne sais trop comment dire. Mais voyons — tout cela, l'homme l'a vécu. "Je veux découvrir cette dimension, ou cet état qui est la source de toute vie" — voilà ce que dit tout bon scientifique. Moi, je formule les choses différemment: je parle de ce d'où vient et à partir de quoi commence toute chose. Cette dimension, c'est à vous de la découvrir. Pouvons-nous, tous ensemble, y accéder? Sinon, nous continuerons à suivre les mêmes ornières familières du "bien". Pouvons-nous, tous ensemble, accéder à cette nouvelle dimension, à cette nouvelle approche — au lieu de coller à la tradition? Ce n'est pas en devenant de plus en plus juste, ou bon, ou de plus en plus attentionné, que je pourrai avancer. On peut avoir une école de tout premier ordre, selon les critères traditionnels. J'entends par là qu'on y trouve des gens vraiment exceptionnels, vraiment bien, au sens le plus profond, le plus large — et pas seulement au sens bourgeois —, des gens qui ne tueront jamais, etc. Mais c'est encore trop peu. Il manque cette étincelle de divin, cette étincelle d'éternité — peu importe comment on nomme son origine. Cette étincelle, peut-elle jaillir soudain en nous? Sinon, nous ne ferons que jouer sur le ton de la tradition. Je ne dis pas que cela ne soit pas nécessaire, mais cet ordre primordial fera défaut. C'est ce qui se passe en général.

J'essaie de vous faire comprendre que ces deux voies sont inadéquates à mes yeux. Je vous dis: "Pour l'amour du ciel, sortez de cette maudite ornière, car dès l'origine, l'humanité n'a cessé de vouloir produire des êtres humains qui allaient réformer la société, l'améliorer. Mais j'estime que cela ne suffit pas. Cela ne m'ouvre pas, ne me libère pas le coeur, cela ne donne à mon cerveau aucun espace largement ouvert — voilà tout! Alors je me dis: "Mon dieu, mais comment obtenir ce résultat?" Et il y va de ma responsabilité de l'obtenir, et de faire en sorte que cette autre dimension soit mise en acte ici même. Je créerai alors une école à nulle autre pareille.

Certes il est nécessaire de travailler en tenant compte des voies traditionnelles de l'enseignement, mais je ne veux pas que mes racines soient de ce côté-là. Mes racines, j'ignore où elles sont, peut-être n'en ai-je pas du tout — c'est peut-être cela, la vraie réalité. Et parce que je suis sans racines, c'est au firmament entier que je m'ouvre. Est-ce que vous comprenez? Que puis-je dire d'autre à ce sujet?

On ne peut donc pas appartenir à ces deux camps. Mais cela signifie-t-il que l'on tienne la source éternelle?

Écoutez-moi bien. Étant enfant, j'ai été élevé dans la tradition hindoue dès l'âge de huit ans; père et mère se conformaient aux règles de l'orthodoxie la plus stricte, menant une vie très simple, méditant, fréquentant le temple. Puis je fus adopté, ainsi que mon frère, par des gens qui disaient: "Le Maître nous prédit que ce garçon va être… etc., etc.", Ils élevèrent l'enfant avec un soin jaloux, veillant sur lui, ne le laissant jamais seul afin que nul ne puisse le corrompre. Il fut l'objet d'une attention extrême. Puis tout cela cessa, et ils déclarèrent alors: "Voici le futur Instructeur du Monde". Ce n'était pourtant qu'un garçonnet de quatorze, quinze ans, qui ignorait tout de ces choses-là. Comprenez-vous ce que je dis? Elles entraient par une oreille et sortaient par l'autre: je n'ai pas été conditionné — ni en tant qu'hindou ni en tant que théosophe. Pourtant ils affirmaient que ce Maître, qui est éternel — et que sais-je encore — allait parler par ma bouche. Vous comprenez? Une personne devenait la traduction vivante de toutes leurs croyances. Saisissez-vous ce que je veux vous dire? Cette personne était censée entrer en contact avec eux sur un autre plan que le plan ordinaire, pour leur transmettre des messages, et ainsi de suite. Une personne? — c'est hors de question, voyons! La personne humaine devient bien trop petite lorsqu'il est question de telles dimensions célestes! Si vous êtes élevé dans un tel contexte, ou bien vous êtes conditionné, ou bien vous êtes détruit. Comprenez-vous ce que je veux dire? Est-ce que vous m'écoutez tous?

Et pouvez-vous à présent, vous tous, être cela? Comprenez-vous ce je veux dire? De telle sorte que vous soyez responsables de la chose la plus sacrée qui soit. Je ne vois pas d'autre façon de le dire. Comprenez-vous à quoi je fais allusion? Tout cela est diablement nouveau, tellement inédit pour vous! Comprenez-vous ce que veux dire?

Je veux que mon fils puise aux eaux de la vie. Des eaux profondes, pas des fleuves humains ni des eaux humaines, mais des eaux n'ayant ni commencement ni fin, des eaux incommensurablement profondes. Je veux qu'il s'abreuve à ces eaux, et cette responsabilité vous incombe. Et je vous dis: "Ne jouez pas sans fin sur le terrain traditionnel." A vous de trouver une autre voie. C'est cela la créativité, ne croyez-vous pas?

Attendez, je vais vous expliquer. Vous êtes chargés de l'éducation à Brockwood, et je vous envoie mon fils. Et je vous dis: "Ne vous en tenez pas à ces deux domaines d'action, car vous risquez d'être séniles bien avant d'avoir atteint le but, et d'avoir obtenu le moindre résultat. Or il vous incombe, en tant qu'être humains, de faire éclore autre chose chez ce garçon. Cette chose, créez-la! Et ne me demandez pas comment." La création, c'est précisément cela, n'est-ce pas? C'est comme de créer un enfant dans son ventre. Vous ne dites pas: "Comment vais-je faire pour créer cet enfant?" Ici, vous avez le lieu, vous avez l'argent, vous avez les élèves, vous avez tout, et je vous dis: "Pour l'amour du ciel, cessez de travailler dans ces deux cadres étroits, car vous n'arriverez à rien en vous tenant à ces deux seuls domaines." Je vous dis: "Faites éclore cette autre chose: votre responsabilité est en jeu".

En êtes-vous capables? Non, ce n'est pas la bonne question. Sentez-vous à quel point votre responsabilité est immense? Si nous nous sentons responsables, nous tous, et tous ensemble, alors c'est chose faite. Notre responsabilité ne s'adresse pas au champ traditionnel, mais nous serons responsables à l'égard de ce champ tant que nous continuerons de dire: "Mais que dois-je faire? Comment faire pour transmettre le message? Comment m'y prendre avec cet enfant, qui est conditionné, qui fume, qui boit, qui a envie de faire toutes sortes de choses derrière mon dos?"

ENSEIGNANT. — Vous avez employé le terme de "saint". J'ai le sentiment que tous ceux qui sont ici présents ont consacré beaucoup de temps à l'observation de soi, pourtant il semble que…

K. — Je ne tiens pas à m'observer. J'en ai fini avec tout cela. Désolé.

E. — Mais dans ce cas, comment cette chose… comment cette sainteté nous advient-elle? En quoi consiste la relation avec elle?

K. — Comment puis-je vous faire comprendre? Ne regardez pas les 5 montagnes, regardez au-delà des montagnes. C'est au-delà des montagnes qu'est la chose authentique. Et vous me dites: "Mais mon cher ami, comment puis-je regarder au-delà des montagnes, alors que je suis myope — ou coléreux, ou jaloux; sachant ce que je suis, comment saurais-je voir au-delà?" Et il vous répond: "Mais bonté divine, ne commencez pas par là, partez de l'autre côté." Et vous dites: "Mais qu'entendez-vous par "l'autre côté"? Je ne connais aucun autre côté, je ne sais partir que de celui-ci." Et vous voilà revenus au principe de départ.

Ecoutez-moi tous: je vis sur cette rive du fleuve, et nous y avons bâti des maisons, de belles écoles; nous avons de merveilleux enfants, mais aussi d'affreux militaires. Sur cette rive, nous avons fait tout ce que l'homme a fait. Et nous jouons toujours sur cette rive, jusqu'à ce que vienne un jour celui qui dit: "Pour l'amour du ciel, mes amis, n'agissez pas ainsi, ou vous ne quitterez jamais cette rive: passez sur l'autre rive. Gagnez l'autre rive et tout se réglera aisément." Et vous dites: "Dois-je prendre une barque, ou traverser à la nage — que faut-il faire?" À quoi il répond: "Allez sur l'autre rive, c'est tout." Et il s'en va. Qu'allez-vous faire? Qu'allez-vous faire? C'est dans le faire qu'est la créativité — vous comprenez? Pas dans la question: "Que dois-je faire?"

Je ne peux pas être plus clair. Admettons que vous soyez un scientifique qui fait des observations au microscope. Vous avez vu, grâce au microscope, des quantités de choses, et quelqu'un vient alors vous dire: "Laissez tomber le microscope — son champ d'observation est très limité; décollez vos yeux du microscope, et regardez, c'est tout". Puis il vous plante là. Et le scientifique dit: "Bon, j'ai observé les choses au microscope. C'est terminé. À présent je vais vraiment les regarder car j'en ai vraiment envie, je brûle d'envie de regarder, je ne demande pas comment il faut regarder, ni ce que je dois faire, ou dire, ni quels instruments je dois utiliser pour regarder, ni si mon acuité visuelle est bonne: je brûle du désir de regarder."

Je vous confie mon enfant. Et le responsable, c'est vous. Et je reviens vous voir cinq ans après: je veux une réponse. C'est mon enfant, mon argent, mon sang que je vous ai donnés, et vous êtes responsable. J'exige une réponse de votre part. Si vous êtes responsable, vous ne pouvez pas dire: "Je suis désolé, mais je n'ai pas réussi", ou: "Je ne peux pas", ou encore: "Il s'est passé quelque chose, vous ne pouvez pas comprendre". J'attends une réponse de votre part.

Si vous êtes responsable de la vie d'un autre, vous n'avez pas le temps de songer à votre vie. Votre vie se confond avec la vie de cet enfant. Mais si vous vous sentez responsable, alors il se produit des choses extraordinaires.

J. Krishnamurti à Gstaad, le 28 juillet 1974.  



 ✻ 



Les Éditions Shambala viennent de publier This Light in Oneself, dernier ouvrage en date édité par la Fondation. Voici un extrait du premier chapitre:

La liberté, c'est être à soi-même sa propre lumière; elle cesse alors d'être une abstraction, une élucubration de la pensée. Être vraiment libre, c'est être affranchi de toute dépendance, de tout attachement, de toute soif d'expérience. Se libérer des structures mêmes de la pensée, c'est être à soi-même sa propre lumière. Et sous l'éclat de cette lumière, toute action suit son cours sans jamais être contradictoire.

La contradiction n'existe que lorsque cette lumière est dissociée de l'action, que l'acteur et l'action sont dissociés. Tout idéal, tout principe, n'est qu'un processus stérile de la pensée, et ne peut coexister avec cette lumière; l'un est la négation de l'autre. Si l'observateur est là, cette lumière, cet amour — n'est point.

J. Krishnamurti,
(Traduit de l'anglais.)

© Copyright Krishnamurti Foundation Trust Limited,
Brockwood Park, Bramdean — Hamsphire, U.K., May
1999.


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