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SOMMAIRE

ASSOCIATION CULTURELLE
KRISHNAMURTI
(Association Loi 1901)

BULLETIN
de la Krishnamurti Foundation Trust Ltd.
(traduction française)

71

DEUXIÈME BULLETIN 1996 - PDF

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Y a-t-il, dans notre vie, quelque chose de sacré, qui ne soit pas une création
de la pensée?

Krishnamurti à Saanen, le 20 juillet 1980.  

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VIVRE AUTREMENT
DANS LE MONDE


B71DB1996

L'ENSEMBLE de notre vie est d'une telle complexité, avec son cortège d'illusions, de symboles, d'idées, d'images, sans compter nos ambitions personnelles et nos attachements de tous ordres! Le monde, dont nous faisons partie, ne cesse de gagner en confusion, en brutalité, en divisions, en destruction; il est dénué de tout sens moral et notre société, tout comme nos religions, est très corrompue. Que faire face à ce constat — dont l'évidence frappe tout observateur sérieux — que faire en tant qu'être humain? Que doit faire chacun d'entre nous dans ce monde en folie? Fuir dans la religiosité au sein de quelque club spirituel très fermé, devenir une espèce de moine? Nous lancer à corps perdu dans la réforme sociale? Entrer au parti communiste? Devenir des activistes politiques? A moins qu'il n'existe une voie qui se démarque radicalement de tout cela, s'en dissocie, s'en détache complètement? Existe-t-il une façon de vivre totalement, radicalement différente, sans pour autant vivre coupés du monde? Voilà une immense question, et celle-ci impose une réponse sérieuse.

Que faire, sans être affilié à aucun parti, sans appartenir à aucune religion établie, à aucun gourou, sans vivre en communauté, sans être inféodé à aucun idéal, aucun système, aucune méthode — que peut faire chacun de ces êtres humains que nous sommes, nous qui vivons dans cet univers — nous qui sommes, en fait, l'humanité entière, dans sa globalité? Si nous sommes quelque peu sérieux — autrement dit étrangers à tout engagement, à tout attachement aux choses, à toute allégeance — nous est-il alors possible de vivre au sein de ce monde, de gagner notre vie, d'être en relation avec les autres humains, et d'être totalement libres? Parce qu'alors seulement, alors peut-être saurons-nous ce qu'est l'amour. Nous avons aiguisé notre intelligence, nous avons écrit des livres, donné des conférences, converti autrui — soit au communisme soit à des formes d'imposture religieuse. Quand vient le temps de la désillusion, nous prenons nos distances, mais c'est pour retomber dans d'autres illusions. Ainsi vont les choses; et il semble qu'il faille passer d'abord par l'incertitude pour trouver la sécurité, la certitude absolues.

Nous sommes ici engagés dans un dialogue, n'acquiescez pas à tous les propos de l'orateur. Vous commencez, j'espère, à remettre en question, à remettre en doute non seulement ce que l'orateur dit en cet instant même, mais également vos activités personnelles, votre propre forme de drogue. Vous ne prenez pas forcément du LSD ou d'autres types de drogues; peut-être n'êtes-vous ni buveur ni fumeur — mais vous pouvez être sous l'empire de croyances, d'idéaux, de cette drogue qu'est l'autorité de celui qui déclare: " Moi, je sais — vous pas; je vais vous aider, je vais vous montrer la voie". Ces notions sont autant de formes de drogues, car elles altèrent la clarté de notre propre perception.

Est-il donc possible de vivre en ce monde en étant dénué du moindre mobile? Car l'amour n'a point de mobile. Si je vous aime avec pour mobile de tirer profit psychologiquement de nos conversations, alors je suis déjà corrompu, je suis déjà perdu. On peut créer, à partir de cette corruption, toutes sortes d'illusions, toutes sortes d'idées, d'idéaux. Est-il donc possible d'être libéré de tout cela? L'humanité, depuis la nuit des temps, est en quête de quelque chose de sacré dans la vie, quelque chose qui soit au-delà de la pensée, au-delà du temps, au-delà de tout le mal qu'a suscité l'intellect. Y a-t-il quelque chose qui soit incorruptible, éternel, qui transcende toute pensée? L'homme est en quête de cela depuis des temps immémoriaux.

Pour peu que nous soyons un peu sérieux dans notre vie, nous voyons à quel point celle-ci est vide. Vous avez beau vous draper dans toutes sortes d'atours, vous bercer de rêves chimériques, d'imaginations et d'images, il devient néanmoins de plus en plus important de découvrir pourquoi l'esprit humain a créé des images. Nous devons nous demander pourquoi nous créons des images, non seulement affichées extérieurement, dans les églises, mais aussi des images sous forme d'idées, de symboles, de concepts. Pourquoi vivons-nous soumis à des symboles, des concepts, comme le font les êtres humains depuis des éternités incommensurables?

Avez-vous remarqué qu'à peine entamée une relation — intime ou autre — avec un individu quelconque, l'esprit et la pensée se sont déjà créé une image de lui? De tout évidence, vous vous êtes déjà créé votre propre image de l'orateur. C'est plus fort que vous. Vous vous en êtes fait une image, comme vous vous faites une image de votre mari, de votre femme, etc. Pourquoi l'esprit, la pensée, le cerveau, créent-ils ces images? Il est capital de le comprendre, car c'est peut-être là la raison pour laquelle les êtres humains n'aiment point.

Si vous avez observé l'activité de votre pensée, de votre esprit, de votre coeur, de votre cerveau dans vos relations, vous avez constaté que vous vous faisiez une image, une représentation des autres. Pourquoi? Je vous en prie, posez-vous vous-même la question, ce n'est pas moi qui vous la pose. Vous qui vivez dans ce monde en proie à toutes ces divisions, à tout ce désordre et à la plus extrême détresse, à la dépression, la dégénérescence, pourquoi vous faites-vous des images? Le fait de se faire une image de quelque chose est-il un gage de sécurité? On a une impression de sécurité lorsqu'on a une représentation de l'autre, parce que l'autre bouge, vit, lutte, et si vous ne vous faites pas une image de cette personne, alors votre esprit et votre coeur, bref tout en vous doit être extraordinairement actif. Chez la plupart d'entre nous, l'esprit est paresseux, confus, brumeux, dénué de toute subtilité, de toute vivacité, alors figer l'autre dans une image nous donne une immense sécurité.

L'image que nous avons nous donne l'impression de savoir. Vous ne me connaissez pas, moi qui m'adresse à vous, pas plus que vous ne connaissez votre femme, votre mari, ou votre ami, mais en vous en faisant une image, vous croyez les connaître. Donc, la connaissance passant par l'image procure un sentiment de bien-être, de sécurité, de sûreté, ce qui entraîne la dégénérescence progressive du cerveau, de l'esprit, parcequ'alors on devient paresseux, on accepte, on ne remet jamais en question l'image elle-même, on ne la met jamais en doute. S'imprégner de l'image qu'a imposée aux gens la chrétienté, qu'ont imposée les hindous, les bouddhistes et d'autres encore, procure une sensation de sécurité, de bien-être. Ainsi se flétrit petit à petit l'immense vitalité du cerveau, et dans ce flétrissement, qui est inconscient, nous nous sentons en sécurité, en sûreté, dans la tradition, et nous nous y installons.

Je vous en prie, observez-le, constatez-le en vous-même. Si je puis me permettre cette suggestion, découvrez vous-même si cela est vrai ou faux; ne vous fiez pas à l'orateur, cherchez à savoir si cette image que vous avez en vous émousse votre esprit, si cette image fait obstacle à l'extraordinaire floraison de l'amour. Car sans cette qualité, cette fleur étrange, il est impossible que l'ordre règne dans notre vie, et donc que l'ordre règne au dehors. La société, c'est nous tous qui la créons. Elle n'a pas été créée dans un lointain passé par d'étranges individus, ou par quelque dieu surhumain; la société dans laquelle nous vivons est créée par les êtres humains, elle est le produit de leurs ambitions, leur avidité, leur esprit de compétition, leurs luttes incessantes, leur vanité, leur agressivité, et ainsi de suite.

Donc, la société n'est autre que ce que nous sommes, et à moins d'opérer une transformation radicale en nous-mêmes, nous vivrons toujours dans une société corrompue. Et cette corruption fait courir des dangers: le terrorisme, le communisme, et tous les facteurs de division au sein de la société. La société, c'est votre vie.

D'où notre question, qui est de savoir si l'on peut vivre cette vie qui est la nôtre sans une seule image. Autrement dit, y a-t-il une sécurité qui se situerait au-delà de l'image? Existe-t-il un sentiment de bien-être, d'absence de douleur ou de blessure sur le plan psychologique? Y a-t-il un état de sécurité absolue qui ne soit pas la sécurité qu'apporte la pensée par le biais de l'image, du symbole, de diverses formes de conclusions toutes faites, d'idéaux? Ceux-ci n'apportent pas la sécurité, il n'en donnent que l'impression. La vie exige que nous fassions preuve de sérieux. Si l'on ne prend pas conscience de ce que font les gens — et ce qui est en nous est identique — alors nous sommes porteurs de corruption, de dégénérescence et nous vivons au sein de tout cela.

Est-il possible que l'esprit et le coeur, le cerveau et toutes les structures psychologiques humaines qui vous constituent, que tout le contenu de cette conscience, subisse un changement radical? Ce qui constitue notre conscience, c'est son contenu. Notre conscience, ce sont nos croyances, nos désirs, nos angoisses, nos peurs, nos plaisirs, notre hypocrisie, notre vanité, nos dieux. Notre conscience, c'est tout cela, et nous vivons et fonctionnons dans le cadre de cette conscience. Je ne dis là rien de bien insolite. Cela peut vous paraître étrange parce c'est peut-être pour la première fois que vous en entendez parler, à moins que vous y ayez un petit peu réfléchi mais sans approfondir très loin. Vous pouvez douter de ce qui est dit en ce moment, pourtant ce qui est dit, c'est ce que vous êtes. Si vous avez des doutes sur ce que vous êtes, c'est-à-dire sur votre conscience et son contenu, et que vous commenciez à remettre toutes ces choses en question, alors peut-être votre esprit pourra-t-il aller au-delà de cette conscience.

Nous ne sommes pas ici en train d'édicter une loi. Nous mettons en évidence la loi des conséquences naturelles, la loi selon laquelle là où il y a une cause, il y a une fin, un terme. C'est une loi. Vous pouvez la mettre en doute autant que vous voulez, mais vous aurez beau l'examiner, l'approfondir, la remettre en question, vous vous apercevrez qu'il s'agit d'un fait. Pas parce que l'orateur l'affirme; mais c'est un fait en soi.

Ou bien vous écoutez avec une attention si grande que vous saisissez immédiatement la signification et les conséquences, ou bien vous voulez des explications. Lorsque vous dépendez d'explications, que vous vous contentez d'explications, vous vous contentez de mots, c'est-à-dire que vous acceptez la soumission au mouvement de l'intellect.

Alors qu'il ne s'agit pas de votre conscience propre: quand vous partirez à l'étranger, en Inde, en Asie, à la rencontre de tous les gourous de l'univers, vous vous apercevrez qu'ils partagent tous le fondement commun de cette conscience: ils souffrent, ils ont leurs prétentions, leurs vanités, ce sentiment de grimper éternellement à l'échelle — que ce soit l'échelle qui mène au ciel ou l'échelle qui mène au succès matériel. Cette conscience, elle est commune à toute l'humanité. C'est ainsi. Vous en doutez peut-être, mais mettre en doute et se contenter de rejeter l'idée serait assez puérile. Mais vous pouvez vous demander s'il est exact que tous les êtres humains éprouvent des angoisses similaire, poursuivent des buts similaires, subissent des dépressions similaires. Il peut y avoir des différences, mais la dépression, c'est toujours la dépression, l'angoisse c'est toujours l'angoisse — qu'elle soit plus ou moins occidentale ou orientale, c'est toujours ce sentiment d'angoisse, d'incertitude, de désespoir. Et cela est commun à toute l'humanité. Vous rendez-vous compte que la conscience est commune à l'humanité toute entière — le percevez-vous non comme une simple idée, un concept, une image, mais comme la réalisation intime du fait que vous êtes semblable à tous les autres hommes, mêmes si vous vous différenciez par votre visage, votre éducation, vos spécificités culturelles extérieures, la forme de culte que vous pratiquez? Nous voulons savoir si cette conscience peut être totalement vidée de son contenu. Si cette conscience ne se vide, alors on se retrouve pris dans les vieux schémas de l'existence, avec ses labeurs, ses cruautés, ses vanités, ses invraisemblables dangers.

Cela évoque une histoire — celle d'un jeune garçon de seize ans environ, de famille très religieuse — comme on l'entend en Inde, c'est-à-dire très attachée aux pratiques traditionnelles. Il dit un jour à son père et sa mère: "Je vais vous quitter car je veux trouver la vérité. Vous m'en avez parlé, vos livres saints m'en parlent, mais je veux trouver par moi-même." Arborant alors des robes de couleurs diverses, il va de gourou en gourou, de maître en maître, et parcourt l'Inde en tous sens pendant cinquante ans. Sans jamais trouver la vérité. Il finit un jour par déclarer: "Je ne l'ai pas trouvée, mieux vaut rentrer chez moi." Il revient donc chez lui. Il ouvre la porte: elle est là! La vérité était là, depuis toujours.

Elle est , seulement nous ne savons pas regarder. Nous, les êtres humains, nous sommes l'histoire de l'humanité. Chacun de nous porte en lui l'histoire de l'humanité. Mais nous ne savons pas lire ce livre, c'est pourquoi nous disons: "Je vous en prie, expliquez-moi." Nous demandons à tout le monde, tout au long de ce périple de désolation, nous demandons: "Comment faut-il faire?"; "Dites-moi." Alors que la vérité, elle est là. C'est pourquoi la connaissance de soi est essentielle — mais sans passer par l'intermédiaire des psychothérapeutes ou des philosophes de tous ordres. Si vous vous regardez à travers leurs yeux, jamais vous ne serez capables de lire votre propre livre, qui est le livre de l'humanité.

On peut ainsi observer en toute facilité, sans l'ombre d'un doute, sans la moindre illusion, sans le moindre soupçon de réticence, l'ensemble du mouvement de la conscience, qui n'est autre que soi-même. Inutile de quitter les lieux où l'on se trouve. Inutile de partir aux quatre points cardinaux, puisque cette vérité, elle est là où vous êtes. Mais vous ne vous y plaisez guère, là où vous êtes. Ce n'est guère inspirant. On s'y ennuie. Alors que là-bas, de l'autre côté du fleuve, tout est tellement plus beau, plus romantique, plus pittoresque; alors nous bâtissons un pont vers l'autre rive. Mais une fois franchi le pont, vous n'êtes pas plus avancé, parce que, sur l'autre rive, c'est toujours vous. Alors, permettez ce conseil: ne passez pas le pont.

Lire dans son propre livre, du premier au dernier chapitre, et jusqu'au dernier mot, c'est possible. Cela exige de l'attention, de l'observation — point d'analyse, juste une observation — on observe ce qui se passe sans que l'observation soit dirigée. Cela suppose d'être constamment attentif à vos propres réactions, à vos propres réflexes, à votre vanité, votre agressivité. Faites-en un simple jeu. En s'observant soi-même, avec humour, de façon ludique, on en apprend beaucoup plus qu'à force d'efforts pesants, et en se disant: "Je dois me connaître."

A New Delhi, je me promenais souvent dans les jardins publics. Un homme rentrait tous les jours du bureau à bicyclette. Il était pauvre. Il calait son vélo contre un arbre, et s'asseyait tranquillement pour répéter un mantra, et se plonger dans un état hypnotique. Et quand il était dans cet état on voyait la lassitude du bureau, de la famille, des misères quotidiennes commencer à s'effacer de son visage. Son visage devenait très calme grâce à la répétition du mantra, se détendait, sous l'hypnose de son désir, de ses propres conclusions. Il était totalement heureux. Et cela recommençait jour après jour. Mon séjour fut de plusieurs mois, et j'observais cet homme chaque jour. C'était cela, sa drogue.

Il est donc nécessaire que l'esprit, et par conséquent le cerveau et le coeur, soient exempts de toute illusion avant de commencer à méditer. C'est une évidence. Même si vous vous installez en tailleur en vous efforçant à la concentration de l'esprit, en vous soumettant à un système jour après jour, votre esprit demeure dans l'illusion, et donc votre système, votre respiration, votre yoga ne font qu'alimenter les illusions dont vous êtes prisonniers. Lorsqu'on médite, il faut être en état de liberté totale. L'esprit doit être libre de toute illusion, dénué de toute image, de tout mobile. L'illusion, le mobile, la recherche d'une direction, tout cela va de pair avec le désir — désir de trouver le paradis, d'accéder à l'illumination, désir de réussite, désir de vivre des expériences. J'ignore pourquoi les êtres humains ont une telle soif d'expériences. L'esprit doit être totalement, complètement libre. Et tant que cela n'est pas le cas, ne méditez pas, car cela n'a aucun sens.

Lorsqu'il y a liberté, en revanche, que se passe-t-il? Lorsqu'est présente cette liberté qui est étrangère à tout engagement, à toute autorité, à toute illusion, image, conclusion — quel est alors cet état dans lequel est l'esprit? Cherchez, trouvez. Il s'agit de votre vie quotidienne. En fait, voyez-vous, nous avons tellement peur de n'être rien. Tout, dans notre culture, dans notre éducation, nous dit qu'il faut être quelqu'un, quelque chose, dans le monde des affaires, de la religion, du spectacle, dans l'univers du football. Et qu'arrive-t-il lorsque la conscience est vidée de tout son contenu — à supposer que cela soit possible? Soulevez vous-même la question. Questionnez votre vanité, demandez-vous pourquoi vous êtes vaniteux, pourquoi vous engluez dans des croyances, pourquoi vous vous agrippez à des expérience passées, à des souvenirs passés. Que reste-t-il, lorsque l'esprit est libre, c'est-à-dire quand cessent tout vos laborieux efforts? Quand vous cessez de fumer sans tomber dans une autre forme de tabagisme, ou quand vous mettez fin à une habitude agréable, quand vous mettez fin à l'attachement, que reste-t-il? Est-ce cela qui nous fait peur? Je vous suis très attaché et si je mets fin à ce lien, que suis-je alors? Si je mets fin à ma vanité, à mes conclusions, mes croyances, mes dieux, mes besoins profonds, si je mets fin à tout cela, que se passe-t-il? Faites-le, je vous en prie, essayez. Finissez-en aujourd'hui avec les attachements qui vous sont propres. Ne vous préoccupez plus de votre mari ou de votre petite amie. Mais dites: "Bon, au moins pour le moment, je vais me libérer de tout lien d'attachement". Que se passe-t-il, là, dans l'esprit? Il y a une certaine liberté, n'est-ce pas, une sensation de néant?

Donc, plus la moindre chose. Le néant signifie l'absence de toute chose. La chose, c'est le mouvement de la pensée. La pensée est un processus matériel parce que la pensée est la réponse de la mémoire, qui n'est autre que l'expérience, le savoir. Expérience, savoir et mémoire — ce tout est emmagasiné dans les cellules du cerveau, c'est donc un processus matériel. Mais s'il n'y a pas la moindre chose, cela signifie que le mouvement de la pensée s'achève. Pouvez-vous le faire, là, maintenant? Assis comme vous l'êtes en ce moment, et conscients de vos attachements — à un gourou ou à quoi que ce soit d'autre — pouvez-vous y mettre fin? Ne dites pas: "Mais pourquoi au juste devrais-je y mettre fin?" Vous devriez y mettre un terme parce que la conséquence de l'attachement, c'est la peur, l'angoisse, la jalousie, la haine, les blessures psychologiques, l'isolement derrière un mur qui vous enserre, etc, etc. C'est un fait, inutile d'en douter. Ne gaspillez pas votre temps à douter, cela n'en vaut pas la peine. Le fait est là. Si vous mettez fin à tout cela, cela signifie que la pensée n'a d'autre mouvement que de s'abolir elle-même.

L'abolition de la pensée est l'abolition du temps. La pensée est un mouvement. Le temps est un mouvement. Or, tout mouvement peut être mesuré. On prend la mesure de la pensée lorsqu'on dit: "Je vais devenir. Je ne suis pas tel que je devrais être, mais je vais devenir cela." "Cela" — l'idéal ou quoi que ce soit d'autre — est projeté par la pensée. Atteindre "cela" — tel est le mouvement de la pensée, à partir de "ce qui devrait être". C'est cela, la mesure. Ce qui peut être mesuré n'est autre que la chose créée par la pensée et par le temps.

Mesurer, c'est comparer. Toute pratique m'amène à me demander où je suis aujourd'hui, où je serai demain, après-demain. C'est tellement puéril! Mesurer signifie se comparer intérieurement au passé ou au futur, à un exemple. En l'absence de mesure, il n'y a plus d'illusion, plus d'image, c'est la cessation absolue du vouloir. Dans la méditation, la notion de mesure doit être abolie. Percevez-vous à quel point les exigences requises pour méditer sont strictes? Ce n'est pas une pratique facile, consistant à s'asseoir dans une certaine position et s'échapper dans l'absurde. Cela exige au contraire une attention immense, une exploration profonde de soi-même, et ainsi on acquiert un sens profond de l'ordre, ce qui signifie l'absence totale de tout conflit.

Une fois atteint ce stade — et j'espère que vous y arriverez, et il le faut — alors nous pouvons approfondir la question de savoir ce qu'est la méditation. Car il y a alors la liberté, l'intelligence. Lorsque la liberté est présente, l'amour est là — mais ce n'est ni le plaisir ni le désir, et en l'absence de cet amour, de cette compassion, ne méditez pas. Car dans ce cas, vous jouez avec une chose dangereuse, et le jeu n'en vaut pas la chandelle.

J'ai connu dans ma jeunesse un homme alors âgé de soixante quinze ans, aux cheveux longs et à la barbe blanche. C'état un vrai sannyasi. Un jour, après avoir assisté à l'un des entretiens, il vint voir l'orateur et dit: "Je suis parti de chez moi il y a vingt-cinq ans. J'étais juge. Un beau matin en me réveillant je me rendis compte que je jugeais des voleurs, des meurtriers, des hommes d'affaires véreux, et je me dis soudain: "Sur quel critère est-ce que je juge? J'ignore ce qu'est la vérité, je ne peux donc pas juger." Il rassembla donc sa famille et dit: "Je me retire de la vie publique. Vous pouvez disposer de tout mon argent. Moi, je pars, seul, dans quelque recoin de la terre afin de méditer et de découvrir ce qu'est la vérité. Et voici qu'après plus de vingt-cinq ans", dit-il, "je viens vers vous en quête de cette vérité, et je me rends compte que je n'ai fait que m'hypnotiser moi-même." Comprenez-vous quelle force il fallait à cet homme de soixante-quinze ans pour dire que depuis vingt-cinq ans, il n'avait rien fait d'autre que s'hypnotiser?

C'est exactement ce que nous disons ici. N'ayez aucune espèce de désir, aucun vouloir, aucun idéal, aucune illusion ni image. L'esprit doit être totalement libre. Alors vient l'amour qui est impérissable, incorruptible, parce que l'amour n'est pas l'attachement. Alors vous pouvez commencer à méditer. Alors la méditation est la forme la plus simple d'observation. Une observation pure, non frelatée. Autrement dit, l'esprit ne peut observer que lorsqu'il est totalement immobile et silencieux. (On entend passer un train) Si vous écoutez le bruit de ce train qui passe en faisant le silence le plus complet — faites-le — ce bruit n'altère pas la qualité du silence.

Vous n'avez jamais fait aucune de ces choses-là, elles ne sont donc pour vous que des mots, des théories. Voyez-en pourtant la beauté. Essayez, faites-le. L'esprit est alors absolument immobile et silencieux.

Pour pouvoir observer d'une manière aussi pure, l'esprit, le corps, tous les organes des sens et toutes les structures de la psyché doivent être complètement immobiles, silencieux. Mais sans recherche de contrôle: dès que vous contrôlez, il y a conflit. Tout cela est tellement évident. Le conflit doit donc prendre fin. Ce qui signifie — attention, je vais faire une déclaration qui est dangereuse, je vais la faire tout en étant conscient du danger — l'absence totale de tout contrôle. Lorsqu'il y a contrôle, il y a deux entités en présence, l'une contrôlant l'autre — et contrôlant donc ce qu'elle a elle-même créé. Contrôler le désir veut dire qu'il y a quelqu'un qui contrôle cette chose appelée désir — d'où une division entre contrôleur et contrôlé. Vous dites: "J'ai perdu le contrôle de moi-même aujourd'hui, mais demain je serai meilleur." — et vous allez vous y employer: "Je vais exercer ma volonté, je vais réprimer mes désirs." Il y a fatalement conflit là où existe une division.

L'immobilité, le silence ne sont pas immuables. Après le passage du train, il y a un certain silence. Lorsque la pensée dit: "Je dois rester tranquille", c'est une autre forme de silence. Il y a le silence séparant deux bruits. Il y a aussi le silence de la forêt: lorsqu'un animal dangereux — un tigre par exemple — s'y déplace, la forêt toute entière s'immobilise et fait silence. Vous êtes-vous déjà trouvé en forêt dans ces circonstances?

Le silence dont il s'agit ici n'est pas suscité par la pensée. C'est le silence absolu — pas un silence relatif. Et si l'esprit a atteint ce point, alors y a-t-il dans la vie quelque chose qui soit sacré? Je pose la question. Je ne fais pas allusion ici au silence. Je cherche à savoir s'il existe dans notre vie quelque chose de sacré, qui ne soit pas une création de la pensée? La Bible, et tout ce qui peuple les églises: les images, les croix, l'encens, l'autel, l'hostie, toutes ces choses procèdent de la pensée. Sont-elles sacrées? Soulevez cette question, remettez-la en cause, cherchez et trouvez — car l'homme essaie depuis toujours de trouver quelque chose qui soit au-delà du temps et de la pensée, mais dans cette quête il se fait piéger. Les pièges et les tentations sont trop nombreux. On est parti à la recherche de la beauté de la vie, ou du sens sacré de la vie; on veut savoir s'il existe un absolu, un amour incorruptible; arrive alors un quidam qui vous dit: "Suivez cette voie, et vous trouverez." Et l'on tombe dans le piège, puis dans la désillusion, alors on efface tout pour se tourner vers autre chose encore.

Notre question est la suivante: pour l'esprit qui est libre, et qui possède donc cette immense qualité de compassion qui va de pair avec l'intelligence, existe-t-il quelque chose de sacré? Si c'est l'orateur qui l'affirme, cette affirmation même en nie l'existence. Comprenez-le bien. Si l'orateur affirme cette existence, alors, le mot lui même suffit à anéantir l'essence même de l'amour, de la beauté immenses, de la vérité.

Donc, dans la méditation, qui est le silence absolu d'un esprit et d'un coeur totalement libérés, c'est vous-mêmes qui ferez la découverte. Cette liberté vous révélera, grâce à votre pure observation, s'il y a effectivement quelque chose qui est immortel, insondable, au-delà de toute notion de temps et de l'espace. Ce quelque chose, vous le trouverez. Il est là, offert à l'esprit qui est capable d'aller jusqu'à lui.

Krishnamurti à Saanen, le 20 juillet 1980  



 ✻ 



INTERLOCUTEUR. — Vos déclarations sont teintées d'extrémisme. N'est-ce pas folie que de faire fi de l'expérience véritable acquise par l'humanité au fil des siècles et incarnée dans la sagesse divine des grands sages de l'univers?

KRISHNAMURTI. — Je dis que c'est folie de se contenter d'étudier au lieu de vivre. Vous ne faites qu'imiter vos grands sages; à force d'étudier et d'apprendre vous détruisez vos facultés de pensée et de perception, vous anéantissez l'affection au sein de votre coeur, vous instaurez l'exploitation et l'avidité, et vous encouragez la course au pouvoir. C'est ainsi que vos sages et vos textes sacrés deviennent les agents de votre propre destruction, parce qu'ils vous poussent à imiter et non à vivre. Mais si vous vivez pleinement et intensément, alors vous connaîtrez dès aujourd'hui la sagesse immémoriale — qui est l'extase suprême; vous saurez donc alors que la sagesse ne s'acquiert pas: elle réside dans l'acte même de vivre.

Le 29 décembre 1932  

J. Krishnamurti,
(Traduit de l'anglais.)

© Copyright Krishnamurti Foundation Trust Limited,
Brockwood Park, Bramdean — Hamsphire, U.K., November
1996.


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