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Jiddu Krishnamurti

DERNIER JOURNAL

Traduit de l'anglais par
Marie-Bertrande et Diane Maroger
© Éditions du Rocher, 1993


Ojai, Californie  
Lundi 28 février 1983  

À 12 500 mètres d'altitude, survolant la terre d'un continent à l'autre, on ne voit que la neige, des kilomètres de neige ; toutes les montagnes et les collines en sont couvertes, et les rivières aussi sont gelées. On les voit traverser tout le pays en faisant des méandres. Plus bas, dans le lointain, les fermes sont couvertes de neige et de glace.

C'était un long vol fatigant, de onze heures. Les passagers bavardaient. Il y avait un couple, derrière, qui n'en finissait pas de parler, sans voir les autres passagers et sans jamais regarder ces montagnes glorieuses. Ces gens étaient apparemment absorbés par leurs pensées, par leurs problèmes personnels, par leurs bavardages. Enfin, après un long mais paisible voyage au plus fort de l'hiver, on atterrit dans cette ville au bord du Pacifique.

Après le bruit et l'agitation, on quitte cette cité vulgaire, laide, tentaculaire, criarde, et ces magasins qui s'étendent à l'infini et vendent tous pratiquement la même chose. On laisse tout cela derrière, et l'on prend l'autoroute qui longe le Pacifique bleu ; c'est une belle route qui suit la côte, passe à travers les collines, et souvent retrouve la mer. Lorsque l'on quitte le Pacifique et que l'on pénètre dans les terres, sillonnant des collines plus petites, des endroits paisibles, pleins de cette étrange dignité de la campagne, on entre dans la vallée. On vient ici depuis soixante ans, et chaque fois qu'on y entre, on est étonné. La vallée est calme, presque intacte. Elle est comme une vaste coupe, un nid. Puis l'on quitte le petit village, et l'on grimpe à environ 350 mètres, en traversant une multitude d'orangeraies et de sous-bois. L'air embaume la fleur d'oranger. La vallée entière est emplie de ce parfum qui pénètre dans votre esprit, dans votre coeur, dans tout votre corps. Vivre dans un parfum qui durera trois semaines ou davantage est une sensation extraordinaire. Et il y a ce calme dans les montagnes, cette gravité. Chaque fois que l'on regarde ces collines et la montagne, haute de plus de 2 000 mètres, on est surpris du seul fait de leur existence. À chaque retour dans cette vallée sereine, c'est un sentiment d'étrange distance, de profond silence dans la vaste étendue du temps ralenti.

L'homme essaie en vain d'abîmer la vallée, mais elle est encore sauve. Ce matin-là, les montagnes étaient extraordinairement belles. Elles semblaient à portée de la main. Emplies de majesté, d'un vaste sens de permanence. Et lorsqu'on entre doucement dans la maison où l'on a vécu plus de soixante ans, l'atmosphère, l'air lui-même est saint — si l'on peut se permettre ce mot. On le sent, on peut presque le toucher.

Comme il a beaucoup plu, car c'est la saison des pluies, toutes les collines et les petits replis de la montagne sont verts, féconds et pleins — la terre sourit d'un tel bonheur, pénétrée du sens profond et serein de sa propre existence.

— Pourquoi l'esprit — le terme "cerveau" convient peut-être mieux — exige-t-il d'être sans cesse occupé? « Vous avez dit et répété tant de fois que l'esprit, ou, si vous préférez, le cerveau, doit être calme, se vider de son savoir amassé, non seulement pour être libre, mais afin de comprendre quelque chose qui ne tient pas du temps, ni de la pensée, ni d'une action. Vous l'avez dit de maintes façons dans la plupart de vos causeries, et je trouve terriblement difficile d'en saisir non seulement l'idée, dans toute sa profondeur, mais aussi cette sensation de calme vide, si l'on peut l'appeler ainsi. Je n'ai jamais su m'orienter dans ce domaine. J'ai essayé différentes méthodes pour mettre fin au bavardage du cerveau, à sa constante préoccupation, celle-là même qui engendre ses problèmes. Au cours de l'existence, nous sommes happés par tout cela. C'est là notre vie quotidienne, monotone: les conversations familiales, et, quand ce ne sont pas des bavardages, il y a toujours un livre ou la télévision. L'esprit semble exiger d'être occupé, d'aller d'une chose à une autre, de savoir en savoir, d'activité en activité, dans le mouvement éternel de la pensée.

Comme nous l'avons déjà dit, la pensée ne peut être arrêtée par une détermination, par une décision de la volonté, ou par le désir pressant d'accéder à cet état calme, de vide silencieux.

Je réalise ma convoitise à l'égard d'une chose que je pense et ressens être vraie, que je voudrais posséder, mais qui m'a toujours échappé et s'est trouvée hors de ma portée. Je suis venu, comme je l'ai souvent fait, pour parler avec vous: pourquoi la stabilité et la solidité de ce silence ne se trouvent-elles pas dans ma vie quotidienne et professionnelle? Pourquoi ne font-elles pas partie de ma vie? Je me suis souvent demandé ce que je pouvais faire, mais je me rends compte que j'ai bien peu de pouvoir dans ce domaine. Pourtant ce désir m'obsède, je ne puis m'en défaire. S'il m'était donné de vivre cela une seule fois, alors ce souvenir nourrirait et donnerait un sens à mon existence plutôt morne. Je suis donc venu examiner ce problème: pourquoi l'esprit — le terme "cerveau" convient peut-être mieux — exige-t-il d'être sans cesse occupé?

Krishnamurti To Himself
(Traduit en français sous le titre Dernier Journal.)



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