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SOMMAIRE

J. Krishnamurti

SUR L'ACTION ET L'IDÉE

— La première et dernière liberté —


Chapitre 5  

JE voudrais poser le problème de l'action. Il pourra sembler quelque peu abstrus au début, mais j'espère qu'en y pénétrant nous parviendrons à voir clairement tout ce qu'il comporte, car notre existence entière est un processus d'action.

La plupart d'entre nous vivent dans une succession d'actes n'ayant apparemment aucun lien entre eux, d'actes disjoints, qui mènent à la désintégration, à la frustration. C'est un problème qui nous concerne tous, car nous vivons par l'action, sans elle il n'y a pas de vie, pas d'expérience, pas de pensée. La pensée est action. Poursuivre l'action au seul niveau extérieur de la conscience, se livrer à des actes extérieurs sans comprendre le processus total de l'action elle-même, c'est tomber nécessairement dans un état de frustration et de souffrance.

Notre vie est une suite d'actes, un processus d'action à des niveaux différents de la conscience. La conscience est expérience, appellation, enregistrement ; il y a d'abord provocation et réponse (c'est l'expérience), ensuite on nomme l'expérience, et enfin on l'enregistre, ce qui constitue la mémoire. Ce processus est action ; la conscience même est action ; car sans la provocation et la réponse-réaction, sans l'expérience, sans l'expression verbale, puis la mémoire qui enregistre, il n'y a pas d'action.

Or, c'est l'action qui crée l' « agissant », l'entité qui agit ; cette entité entre en existence lorsque l'action a un résultat, un but en vue. S'il n'y a pas de résultat à l'action, il n'y a pas d'« agissant ». Celui-ci, l'action, et le but poursuivi sont un seul et unique processus. L'action en vue d'un résultat est la volonté, car indépendamment d'une telle action, il n'existe pas de volonté, n'est-ce pas? Le désir de parvenir à un résultat engendre la volonté, laquelle est l' « agissant » lui-même: « je » veux réussir, « je » veux écrire un livre, « je » veux être riche, « je » veux peindre.

Ces trois états nous sont familiers ; 1' « agissant », l'action, le but: c'est de cela qu'est faite notre existence quotidienne. Je ne fais en ce moment qu'expliquer ce qui « est ». Mais nous ne pourrons commencer à comprendre comment transformer ce qui « est » que lorsque nous l'aurons examiné clairement, de façon à ne plus avoir ni illusions, ni préjugés, ni déformations. Or, ces trois états qui constituent l'expérience - 1' « agissant », l'action et le résultat - sont, évidemment, le processus d'un devenir. Sans ces trois états, il n'y a pas de devenir car il n'y a ni une entité qui agit, ni un but en vue. Mais la vie telle que nous la connaissons, notre vie quotidienne, est un processus de devenir: je suis pauvre et mon but est de devenir riche ; je suis laid et je veux être beau ; ainsi ma vie est un processus de « devenir » quelque chose. La volonté d'être est la volonté de devenir, à des niveaux différents de la conscience, en des états différents où se retrouvent la provocation, la réaction, l'appellation et l'enregistrement. Et ce devenir est un effort, ce devenir est douleur, c'est une lutte constante: je suis ceci et veux devenir cela.

Ainsi notre problème est le suivant: n'existe-t-il pas d'action sans devenir? N'existe-t-il pas d'action sans cette souffrance, sans cette perpétuelle bataille? S'il n'y a pas de but, il n'y a pas d'entité qui agit, car nous avons vu que c'est le but qui la crée. Mais peut-il exister une action sans but en vue, donc sans « agissant », c'est-à-dire sans le désir d'un résultat? Une telle action ne serait pas un devenir, donc ne serait pas un effort douloureux.

Un tel état d'action existe. C'est un état expérimental, vécu, dans lequel il n'y a ni objet d'expérience, ni sujet subissant l'expérience. Ceci a l'air un peu complexe, mais est en réalité tout à fait simple: dans l'instant même de l'expérience, vous n'êtes pas conscient de vous-même en tant qu'entité séparée de l'expérience, vous êtes dans un état d'expérience vécue, vivante. Prenez un exemple: vous êtes en colère. En cet instant précis, il n'y a pas un observateur et un objet d'expérience, il n'y a qu'une expérience en action. Mais un fragment de seconde plus tard, l'entité surgit, avec un but en vue, qui est d'assouvir ou de refouler la colère. Nous sommes très souvent dans cet état d'expérience vécue en action, mais nous nous en dégageons toujours en lui donnant un nom, en l'enregistrant, donc en donnant une continuité au devenir. Si nous pouvions comprendre l'action dans le sens fondamental de ce mot, cette compréhension affecterait aussi nos activités superficielles. Quelle es| la nature fondamentale de l'action? L'action est-elle provoquée par une idée? L'idée vient-elle d'abord et l'action en découle-t-elle? Ou l'action vient-elle d'abord, et parce qu'elle provoque un conflit, l'on construit autour d'elle une idée? Est-ce l'action qui crée 1' « agissant », ou y a-t-il une entité qui agit? Il est très important de trouver les réponses à ces questions. Car si c'est l'idée qui vient d'abord, l'action se conforme à elle, et n'est donc pas une action réelle mais une imitation, une imposition de l'idée. Il est important de se rendre compte de cela, parce que notre société est principalement construite à un niveau intellectuel, verbal: chez nous tous, les idées viennent d'abord et l'action qui en résulte devient leur servante. Cette construction d'idées nuit évidemment à l'action. Les idées engendrent de nouvelles idées, lesquelles multiplient les antagonismes et la société s'alourdit par ce processus cérébral d'idéation. Notre structure sociale est très intellectuelle ; nous cultivons l'intellect aux dépens de tout autre facteur de nos êtres, et par conséquent il nous étouffe. Des idées peuvent-elles jamais agir, ou, étant façonnées par la pensée ne limitent-elles pas, de ce fait, l'action? L'action dictée par une idée ne peut jamais libérer l'homme. Il est extrêmement important pour nous de comprendre ce point. Si une action est façonnée par une idée, elle ne peut jamais nous apporter une solution à nos misères, parce qu'avant qu'elle puisse être effective il nous faut d'abord connaître l'origine de l'idée qui l'a déterminée. Cette investigation de l'idéation, de la construction des différentes idéologies - socialistes, capitalistes, communistes ou religieuses - est de la plus haute importance, surtout dans une société qui atteint le bord d'un précipice, qui va au-devant d'une nouvelle catastrophe, d'une nouvelle excision. Ceux qui sont réellement sincères dans leur intention de découvrir une solution humaine à nos nombreux problèmes doivent commencer par comprendre ce processus de l'idéation.

Qu'entendons-nous par idée? Comment naît une idée? Et l'idée et l'action peuvent-elles se rencontrer? Supposez que j'aie une idée et que je désire la mettre en application. Il me faut, à cet effet, trouver une méthode, et nous voici aussitôt en train de spéculer, de gâcher notre temps et notre énergie, de nous quereller sur la façon dont l'idée doit être réalisée. Il est donc de toute importance que nous comprenions clairement comment naissent les idées, après quoi nous pourrons discuter la question de l'action, sans quoi cette discussion n'aurait pas de sens.

Comment avez-vous une idée? Une idée très simple: il n'est pas nécessaire qu'elle soit philosophique, religieuse ou économique. Par définition, l'idée est le produit d'un processus de pensée. Sans processus de pensée, il n'y a pas d'idées. Nous voici donc obligés de comprendre le processus de la pensée, si nous voulons comprendre son produit, l'idée.

Qu'entendons-nous par pensée? À quels moments pensez-vous? La pensée est évidemment le résultat d'une réaction, nerveuse ou psychologique, n'est-ce pas? C'est la réaction immédiate des sens à la sensation, ou c'est la réponse psychologique de nos souvenirs accumulés. Il y a la réponse immédiate des nerfs au phénomène de la sensation, ou la réaction psychologique d'une mémoire emmagasinée, d'influences provenant de la race, du groupe, de l'autorité spirituelle, de la famille, de la tradition, et ainsi de suite: tout cela est ce que vous appelez la pensée. Ainsi le processus de la pensée est une réaction de la mémoire, n'est-ce pas? Vous n'auriez pas de pensée si vous n'aviez pas de mémoire ; et la réponse de la mémoire à certaines expériences met en action le processus de la pensée. Supposez, par exemple, que se trouve en moi une mémoire emmagasinée de nationalisme et que je me déclare indien. Ce réservoir de souvenirs anciens, de réactions passées, d'actions, d'implications, de traditions, de coutumes, réagira à la provocation d'un musulman, d'un bouddhiste ou d'un chrétien, et cette réaction de la mémoire à une provocation, inévitablement mettra en branle un processus de pensée. Observez ce processus en vous-mêmes et vous en aurez la preuve directe. Vous avez été insulté par quelqu'un, et ce fait demeure dans votre mémoire ; il fait partie de votre conditionnement. Lorsque vous revoyez cette personne - laquelle est la provocation - votre réaction n'est autre que le souvenir de l'insulte. Ainsi, la réaction de la mémoire - qui est le processus de la pensée - crée une idée ; donc l'idée est toujours conditionnée, et c'est cela qu'il est important de comprendre. En résumé, l'idée est le résultat du processus de la pensée, le processus de la pensée est une réponse de la mémoire et la mémoire est toujours conditionnée. Elle est toujours dans le passé, mais la vie lui est insufflée dans le présent par une provocation. La mémoire n'a aucune vie en soi, mais elle en assume une dans le présent sous le coup d'une provocation. Et toute mémoire, qu'elle soit en sommeil ou active, est conditionnée. Il nous faut donc aborder notre question en cherchant à percevoir en nous-mêmes, intérieurement, si nous agissons selon une idée ou s'il peut exister une action sans idéation. Cherchons à voir ce que peut être une action non basée sur une idée. À quels moments agissons-nous sans idéation? Quand existe-t-il une action qui ne soit pas le résultat de l'expérience? Une action basée sur l'expérience, est, avons-nous dit, limitative ; elle conditionne. Au contraire, l'action est spontanée lorsqu'elle ne résulte pas d'une idée, lorsque le processus de pensée basé sur l'expérience ne la contrôle pas. Ceci veut dire qu'il y a action indépendante de l'expérience lorsque la pensée ne façonne pas l'action. Et cet état est le seul où existe l'entendement, celui où aucune pensée, basée sur l'expérience, ne guide l'action, et la façonne. Mais qu'est-ce qu'une action sans processus de pensée? Supposez que je veuille construire un pont ou une maison ; je connais la technique nécessaire à cet effet et nous appelons cela action. Il y a l'action d'écrire un poème, de peindre, d'assumer des responsabilités dans les affaires publiques, de se comporter de telle ou telle façon dans le milieu social. Toutes ces actions sont basées sur quelque idée, sur des expériences antérieures qui les façonnent. Mais peut-il y avoir action lorsqu'il n'y a pas idéation?

Certes, une telle action existe lorsque l'idée cesse ; et l'idée ne s'arrête que lorsqu'il y a amour. L'amour n'est pas mémoire. L'amour n'est pas expérience. L'amour ne consiste pas à « penser » à la personne aimée. Bien sûr, vous pouvez « penser » à l'objet de votre attachement, à votre Maître, à votre Image, à votre femme, à votre mari, mais la pensée, le symbole n'est pas la réalité, qui est amour. L'amour ne se pense pas, donc l'amour n'est pas une expérience.

Lorsqu'il y a amour, il y a action, n'est-ce pas? Et cette action n'est-elle pas libératrice? Elle n'est pas le résultat d'une opération mentale et il n'y a pas le hiatus entre l'amour et l'action qui existe entre l'idée et l'action. L'idée est toujours vieille, elle projette son ombre sur le présent, et nous sommes toujours en train d'essayer de jeter un pont entre l'idée et l'action. Lorsqu'il y a de l'amour - qui n'est pas une opération mentale, qui n'est pas une idéation, qui n'est pas de la mémoire, qui n'est pas le produit de l'expérience ou d'une discipline - cet amour même est action. Et cela, c'est la seule chose qui libère. Tant qu'il y a façonnement de l'action par une intervention mentale, par une idée (qui est expérience) il n'y a pas de libération. Tant que ce processus continue, toute action est limitée. Lorsque cette vérité est en vue, l'amour - qui échappe à l'intellect, et auquel il est impossible de penser - entre en existence.

Il nous faut être conscients de ce processus total, de la façon dont naissent les idées ; et dont celles-ci résultent en action qu'elles contrôlent et limitent, la faisant dépendre de sensations. Peu importe la provenance de ces idées, qu'elles viennent de gauche ou de l'extrême-droite. Tant que nous nous accrochons à elles, nous sommes dans un état où il nous est impossible de vivre l'expérience: nous n'existons que dans le champ de la durée, soit dans le passé qui provoque en nous des sensations, soit dans le futur qui est une autre forme de sensation. Ce n'est que lorsque l'esprit se libère des idées que l'expérience est réellement vécue.

Les idées ne sont pas la vérité ; la vérité doit être vécue directement, d'instant en instant. Ce n'est pas une expérience que l'on puisse « vouloir » car elle ne serait encore qu'une sensation. L'état d'expérience n'existe que lorsqu'on va au delà de ce paquet d'idées qui est le « moi », qui est la faculté de penser (possédant une continuité partielle ou complète) car alors l'esprit est totalement silencieux, et l'on peut savoir ce qu'est la vérité.

The First and Last Freedom
(Traduit en français sous le titre La première
et dernière liberté.
)



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